— Comment se fait-il que le Dr Amadiro savait que Jander était le mari de Gladïa ?
— Quoi ? s’écria le Président en haussant ses sourcils broussailleux. Qui a dit qu’il était au courant ?
Comme on lui posait une question directe, Baley put continuer :
— Demandez-le lui, monsieur le Président.
Il fit simplement un signe de tête pour désigner Amadiro, qui s’était levé et le contemplait avec une horreur évidente.
77
Baley répéta, tout doucement, pour ne pas trop détourner d’Amadiro l’attention générale :
— Demandez-le lui, monsieur le Président. Il paraît très troublé.
— Qu’est-ce que ça signifie, docteur Amadiro ? Saviez-vous que ce robot était le prétendu mari de la Solarienne ?
Amadiro bafouilla, puis il pinça les lèvres un moment et se reprit. La pâleur qui avait envahi sa figure avait disparu, laissant la place à une sombre rougeur.
— Je ne comprends rien à cette accusation grotesque, monsieur le Président. Je ne sais pas du tout ce que cela signifie.
— Me permettez-vous de l’expliquer, monsieur le Président ? Très brièvement ? demanda Baley. (N’allait-on pas l’en empêcher ?)
— Je vous le conseille, répliqua sévèrement le Président. Si vous avez une explication, je serais curieux de l’entendre.
— Monsieur le Président, j’ai eu une longue conversation avec le Dr Amadiro, hier après-midi. Comme son intention était de me retenir jusqu’à ce que l’orage éclate, il a parlé plus longuement qu’il ne le prévoyait et, apparemment, plus imprudemment. Quand il a été question de Gladïa, il a parlé de Jander, négligemment, comme de son mari. J’aimerais savoir comment il avait connaissance de cela.
— Est-ce vrai, docteur Amadiro ? demanda le Président.
Amadiro était toujours debout, presque comme un accusé devant ses juges.
— Que ce soit vrai ou non n’a aucun rapport avec l’affaire dont nous délibérons, marmonna-t-il.
— Peut-être pas, mais je suis stupéfait par votre réaction à cette question, quand elle a été posée. Il me semble qu’il y a une signification à cela, que monsieur Baley et vous comprenez tous deux, mais qui m’échappe. J’aimerais comprendre aussi, par conséquent. Etiez-vous ou n’étiez-vous pas au courant de ces impossibles rapports entre Jander et la Solarienne ?
— Je n’avais aucun moyen de le savoir, répondit Amadiro d’une voix étranglée.
— Ce n’est pas une réponse, riposta le Président. Vous jouez sur les mots, je vous demande un souvenir et vous me proposez un jugement. Avez-vous ou n’avez-vous pas fait la déclaration qui vous est attribuée ?
— Avant qu’il réponde, intervint Baley, plus sûr de lui maintenant que le Président était motivé par la morale bafouée, il est juste que je rappelle au Dr Amadiro que Giskard, un robot également présent pendant notre entrevue peut, si on le lui demande, répéter toute la conversation, mot pour mot, en employant la voix et les intonations de chaque interlocuteur. En un mot, la conversation a été enregistrée.
La colère d’Amadiro éclata.
— Monsieur le Président, ce robot, Giskard, a été conçu, construit et programmé par le Dr Fastolfe, qui s’annonce lui-même comme le meilleur roboticien de l’Univers et qui est aigrement opposé à moi. Pouvez-vous vous fier à un enregistrement offert par un tel robot ?
— Peut-être devriez-vous écouter l’enregistrement et en juger par vous-même, monsieur le Président ? hasarda Baley.
— Je le devrais sans doute. Je ne suis pas ici, Amadiro, pour me faire dicter mes jugements et décisions. Mais laissons cela de côté pour le moment. Sans tenir compte des enregistrements, Amadiro, souhaitez-vous déclarer officiellement que vous ne saviez pas que la Solarienne considérait son robot comme son mari et que vous n’avez jamais fait allusion à lui comme à un mari ? Et tâchez de ne pas oublier, comme vous devriez le savoir tous deux en votre qualité de législateurs, que bien qu’aucun robot ne soit présent, cette conversation tout entière est enregistrée par mon appareil personnel, dit le Président en tapotant sa poche. Alors répondez, Amadiro. Oui ou non ?
Amadiro répondit, avec quelque chose de désespéré dans l’expression :
— Monsieur le Président, très sincèrement, je suis incapable de me rappeler ce que j’ai dit au cours d’une conversation à bâtons rompus. Si j’ai prononcé ce mot, et je ne l’avoue pas, ce peut être à la suite d’un vague souvenir, d’une autre conversation à bâtons rompus avec une autre personne, qui aurait observé que Gladïa avait l’air si amoureuse de son robot qu’on l’eût pris pour son mari.
— Et avec qui avez-vous eu cette autre conversation à bâtons rompus ? Qui vous a dit cela ? demanda le Président.
— Là, sur le moment, je ne saurais le dire.
— Monsieur le Président, intervint de nouveau Baley, si le Dr Amadiro avait l’obligeance de nous faire une liste de toutes les personnes qui auraient pu employer ce mot, au cours d’une conversation avec lui, nous aurions la possibilité de les interroger à tour de rôle, pour voir si l’une d’elles se souvient d’avoir fait cette réflexion.
— J’espère, monsieur le Président, protesta Amadiro, que vous tiendrez compte de l’effet qu’un interrogatoire de ce genre ferait sur le moral de l’Institut.
— J’espère que vous en tiendrez compte aussi, Amadiro, et que vous allez nous donner une réponse plus satisfaisante, afin que nous ne soyons pas contraints à cette extrémité.
— Un instant, monsieur le Président, dit Baley aussi obséquieusement qu’il le put. Il reste encore une question.
— Encore ? Encore une ? (Le Président regarda Baley sans aucune aménité.) Laquelle ?
— Pourquoi le Dr Amadiro se débat-il tellement pour éviter de reconnaître qu’il était au courant des rapports de Jander et de Gladïa ? Il dit que c’est sans lien avec l’affaire. Dans ce cas, pourquoi ne pas reconnaître qu’il était au courant, et qu’il n’en soit plus question ? Moi, je dis qu’il y a un lien et que le Dr Amadiro sait que son aveu pourrait être utilisé pour démontrer une activité criminelle de sa part.
— Cette expression est intolérable, tonna Amadiro, et j’exige des excuses immédiates !
Fastolfe eut un mince sourire et Baley pinça fortement les lèvres. Il avait poussé Amadiro à bout.
Le Président rougit d’une manière presque alarmante et s’emporta :
— Vous exigez ! Vous exigez ? De qui exigez-vous ? Je suis le Président. J’écoute tous les points de vue avant de prendre une décision et de suggérer ce qui doit être fait à mon avis. Laissez-moi entendre ce que le Terrien a à dire sur son interprétation de vos actes. S’il vous diffame, il sera puni, soyez-en assuré, et vous pouvez être certain que je m’en tiendrai à la lettre de la Loi. Mais vous, Amadiro, vous n’avez rien à exiger de moi. Parlez, Terrien. Dites ce que vous avez à dire, mais faites très, très attention.
— Merci, monsieur le Président. En réalité, il n’y a qu’un Aurorain à qui Gladïa a révélé le secret de ses rapports avec Jander…
Le Président interrompit :
— Eh bien, qui est-ce ? Ne me jouez pas un de vos tours en hypervision !
— Je n’ai rien à déclarer que de très simple, monsieur le Président. Ce seul Aurorain est, bien entendu, Jander lui-même. C’était peut-être un robot, mais un habitant d’Aurora, et on pourrait le considérer comme un Aurorain. Gladïa a sûrement dû, dans sa passion, l’appeler « mon mari ». Comme le Dr Amadiro a admis qu’il avait pu entendre cela d’une personne qui lui aurait parlé des rapports conjugaux de Jander avec Gladïa, n’est-il pas logique de supposer qu’il a entendu cela de la bouche de Jander ? Le Dr Amadiro accepterait-il, tout de suite, d’affirmer pour la bonne forme qu’il n’a jamais parlé à Jander pendant la période où Jander faisait partie du personnel de Gladïa ?