Sauf un détail… au bout d’un moment.
Par Jehosaphat ! pensa-t-il encore une fois, et il attaqua soudain son repas, avec grand appétit et avec joie.
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Une fois de plus, Baley traversait la longue pelouse, entre l’établissement de Fastolfe et celui de Gladïa. Il allait la voir pour la quatrième fois en trois jours et (son cœur se serra à cette pensée) pour la dernière.
Giskard l’accompagnait, mais à distance, plus préoccupé que jamais par ce qui les entourait. Pourtant, maintenant que le Président était au courant de tout, il n’était sûrement plus nécessaire de s’inquiéter pour la sécurité du Terrien, si jamais il y avait eu une raison. Finalement, c’était Daneel qui avait été en danger. Giskard n’avait probablement pas encore reçu de nouvelles instructions à ce sujet.
Une fois seulement il s’approcha de Baley, et à la demande de ce dernier qui l’appela pour lui demander :
— Giskard, où est Daneel ?
Rapidement, Giskard couvrit la distance qui les séparait, comme s’il lui répugnait de parler autrement qu’à voix basse.
Daneel est en route vers le cosmoport, monsieur, en compagnie de plusieurs autres robots du personnel, pour prendre des dispositions en vue de votre retour sur la Terre. Quand vous serez conduit au cosmoport, il vous y attendra et il sera dans le vaisseau avec vous. Il vous fera ses adieux au moment de vous quitter, une fois sur Terre.
— Voilà une bonne nouvelle. J’apprécie chaque instant passé en compagnie de Daneel. Et toi, Giskard ? Viendras-tu avec nous ?
— Non, monsieur. J’ai l’ordre de rester sur Aurora. Mais Daneel vous servira aussi bien en mon absence.
— J’en suis certain, Giskard. Il n’empêche que tu vas me manquer.
— Merci, monsieur, dit Giskard, et il battit en retraite aussi rapidement qu’il s’était approché.
Baley le suivit des yeux, en réfléchissant… Mais non, procédons par ordre, se dit-il. Il devait d’abord voir Gladïa.
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Elle s’avança à sa rencontre pour l’accueillir et il pensa que tout avait changé en deux jours. Elle n’était pas joyeuse, elle ne dansait pas, elle n’était pas rayonnante ; elle avait toujours la mine grave d’une personne qui a subi un choc et une grande perte… mais l’aura d’inquiétude qui l’avait entourée s’était dissipée. Il émanait d’elle à présent une espèce de sérénité, comme si elle avait compris que la vie continuait malgré tout et qu’elle pourrait même, à l’occasion, être douce.
Ce fut avec un sourire chaleureux et amical qu’elle s’approcha et lui tendit la main.
— Ah, prenez-la, prenez-la, Elijah, dit-elle comme il hésitait. C’est ridicule de vous retenir et de faire semblant que vous ne voulez pas me toucher, après hier soir. Vous voyez, je m’en souviens encore et je ne regrette rien. Bien au contraire.
Baley n’eut pas à se forcer pour lui rendre son sourire.
— Je m’en souviens aussi, Gladïa, et je ne regrette rien non plus. J’aimerais même recommencer, mais je suis venu vous faire mes adieux.
La figure de Gladïa s’assombrit.
— Ainsi, vous repartez pour la Terre. Pourtant, le réseau de renseignements de robots, qui fonctionne constamment entre l’établissement de Fastolfe et le mien, m’a appris que tout s’est bien passé. Vous ne pouviez absolument pas échouer.
— Je n’ai pas échoué. Le Dr Fastolfe a même remporté une victoire totale. Je crois qu’aucune insinuation ne sera faite selon laquelle il aurait pu d’une façon ou d’une autre être responsable de la mort de Jander.
— A cause de ce que vous avez dit, Elijah ?
— Je crois.
— J’en suis certaine, dit-elle avec une certaine satisfaction. Je savais que vous réussiriez quand je leur ai dit de vous faire venir pour élucider l’affaire… Mais alors, pourquoi êtes-vous renvoyé chez vous ?
— Précisément parce que l’affaire est résolue. Si je restais ici plus longtemps, je serais un élément étranger irritant pour le corps politique, apparemment.
Elle le regarda un moment d’un air sceptique, puis elle dit :
— Je ne comprends pas très bien ce que vous entendez par là. Ce doit être une expression terrienne. Mais peu importe. Avez-vous pu découvrir qui a tué Jander ? C’est ça qui est le plus important.
Baley se tourna de tous côtés. Giskard était dans une niche, un des robots de Gladïa dans une autre.
Elle interpréta sans difficulté son regard.
— Voyons, Elijah, vous devez cesser de vous soucier des robots. Vous ne vous inquiétez pas de la présence de ce fauteuil, n’est-ce pas ? Ni de ces rideaux ?
— Vous avez raison… Eh bien… Je suis navré, Gladïa, terriblement navré mais j’ai dû leur dire que Jander était votre mari.
Elle ouvrit de grands yeux et il se hâta d’expliquer :
— C’était indispensable. C’était essentiel à l’affaire, mais je vous promets que cela ne compromettra pas votre situation à Aurora.
Aussi brièvement qu’il le put, il fit un petit résumé de la confrontation et conclut :
— Ainsi, vous voyez, personne n’a tué Jander. L’immobilisation fut le résultat d’une modification accidentelle dans ses circuits positroniques, encore qu’il soit possible que les risques d’accident aient été aggravés par ce qui se passait.
— Et je n’en savais rien, gémit-elle. Dire que je ne me suis jamais doutée de rien ! J’ai été complice de cet odieux projet d’Amadiro… Et c’est lui le responsable, tout autant que s’il avait délibérément cassé Jander à coups de marteau !
— Gladïa, protesta Baley, ce n’est pas charitable. Il n’avait aucune intention de lui faire du mal et il agissait, dans son idée, pour le bien d’Aurora. Il est assez puni. Il est vaincu, ses projets sont réduits à néant et l’Institut de Robotique va tomber entre les mains de Fastolfe. En dépit de tous vos efforts, vous n’auriez pu trouver vous-même de châtiment plus approprié.
— J’y réfléchirai… Mais que vais-je faire avec Santirix Gremionis, ce beau jeune valet dont la mission était de m’attirer au-dehors, loin de chez moi ? Pas étonnant qu’il se soit entêté à revenir malgré mes refus répétés. Eh bien, il peut revenir et j’aurai le plaisir de…
Baley secoua vigoureusement la tête.
— Non, Gladïa ! Je l’ai interrogé et je vous assure qu’il ne savait absolument pas ce qui se passait. Il était tout aussi abusé que vous. Vous voyez même les choses à l’envers. Il ne persévérait pas parce qu’il était important de vous attirer loin de chez vous ; il était utile à Amadiro justement à cause de sa persévérance, et s’il persévérait c’était par estime pour vous. Par amour, si le mot a la même signification à Aurora que sur la Terre.
— A Aurora, c’est de la chorégraphie. Jander était un robot et vous étiez un Terrien. C’est différent, avec les Aurorains.
— Vous me l’avez expliqué. Mais, Gladïa, grâce à Jander, vous avez appris à recevoir ; grâce à moi (sans que je le veuille), vous avez appris à donner. Si cela vous a été bénéfique, il n’est que juste et bon que vous enseigniez à votre tour. Gremionis défie déjà les conventions auroraines en persévérant malgré vos refus. Il continuera de les défier. Vous pouvez lui apprendre à donner et à recevoir, et vous apprendrez à faire les deux par alternance, ensemble, avec lui.
Gladïa regarda Baley dans les yeux.
— Elijah, cherchez-vous à vous débarrasser de moi ? Lentement, Baley hocha la tête.
— Oui, Gladïa. En ce moment, je ne veux que votre bonheur, plus que je n’ai jamais rien voulu pour moi ou pour la Terre. Je ne peux pas vous apporter le bonheur, mais si Gremionis peut vous le donner, je serai aussi heureux – presque aussi heureux – que si je vous faisais moi-même ce cadeau.