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 » Gladïa, vous verrez, il vous surprendra peut-être par son empressement à renoncer à la chorégraphie, quand vous lui montrerez comment faire. Et la rumeur s’en répandra au point que d’autres viendront se pâmer à vos pieds, et Gremionis jugera peut-être possible d’entraîner d’autres femmes. Il se peut que vous révolutionniez tous deux la sexualité d’Aurora. Vous avez devant vous trois siècles pour y parvenir !

Gladïa le dévisagea encore un moment avant d’éclater de rire.

— Vous me taquinez ! Vous faites exprès de délirer. Jamais je n’aurais cru cela de vous, Elijah. Vous avez toujours une si longue figure, si grave. Par Jehosaphat ! s’exclama-t-elle en essayant d’imiter la voix de baryton de Baley.

— Je vous taquine peut-être un peu, mais c’est vrai pour l’essentiel. Promettez-moi d’accorder sa chance à Gremionis.

Elle s’avança encore plus près et, sans hésitation, il la prit dans ses bras. Elle lui plaça un doigt sur les lèvres, qu’il embrassa doucement.

— Est-ce que vous ne préféreriez pas m’avoir toute à vous, Elijah ? souffla-t-elle.

Il murmura, tout aussi doucement (et sans plus s’occuper de la présence des robots):

— Si, j’aimerais mieux, Gladïa. J’ai honte d’avouer qu’en ce moment il me serait égal que la Terre tombe en morceaux, si je pouvais vous avoir… mais je ne peux pas. Dans quelques heures, je vais quitter cette planète et il est impossible que vous soyez autorisée à venir avec moi. Pas plus que je ne serai jamais autorisé à revenir à Aurora, ni qu’il sera possible que vous visitiez jamais la Terre.

 » Je ne vous reverrai jamais, Gladïa, mais jamais je ne vous oublierai. Je mourrai dans quelques dizaines d’années et, à ce moment, vous serez encore aussi jeune que vous l’êtes aujourd’hui. De toute façon, nous serions obligés de nous dire adieu bientôt.

Elle appuya sa tête contre l’épaule de Baley.

— Ah, Elijah, vous êtes venu deux fois dans ma vie, à chaque fois pour quelques heures seulement avant de me dire adieu. La première, je n’ai pu que vous effleurer le visage, mais cela a tout changé. La seconde fois, j’ai fait un peu plus et, de nouveau, tout a changé. Moi non plus, Elijah, je ne vous oublierai jamais, même si je vis pendant plus de siècles que je ne pourrais compter.

— Alors, ne permettez pas que ce souvenir vous prive du bonheur. Acceptez Gremionis, rendez-le heureux et laissez-le vous rendre heureuse. Et, rappelez-vous, rien ne vous empêche de m’écrire. L’hyperposte existe, entre Aurora et la Terre.

— Je vous le promets, Elijah. Et vous me répondrez ?

— Certainement, Gladïa.

Un silence tomba et, à contrecœur, ils se séparèrent. Elle resta debout au milieu de la pièce et, quand il arriva sur le seuil et se retourna, elle était toujours là, avec un petit sourire. Les lèvres de Baley formèrent le mot adieu. Et comme cet adieu était muet – car il n’aurait pas pu parler –, il ajouta : mon amour.

Et les lèvres de Gladïa remuèrent aussi de la même façon : Adieu, mon tendre amour.

Il fit alors demi-tour et sortit, sachant qu’il ne la reverrait plus jamais sous une forme tangible, qu’il ne la toucherait plus jamais.

81

Il fallut un moment à Elijah pour se résoudre à envisager la tâche qu’il lui restait à accomplir. Il marcha un moment en silence, couvrant à peu près la moitié du chemin, vers l’établissement de Fastolfe, avant de s’arrêter et de lever le bras.

Giskard, toujours observateur, fut à ses côtés en un instant.

— Combien de temps me reste-t-il avant que je doive partir pour le cosmoport, Giskard ?

— Trois heures et dix minutes, monsieur.

Baley réfléchit un moment.

— J’aimerais aller jusqu’à cet arbre, là-bas, et m’asseoir le dos contre le tronc, pour y passer quelque temps tout seul. Avec toi, naturellement, mais loin des autres êtres humains.

— Au-dehors, monsieur ?

La voix du robot était incapable d’exprimer le choc ou la surprise, mais Baley eut l’impression que si Giskard avait été humain, ses paroles auraient exprimé sa stupéfaction.

— Oui, répondit-il. J’ai besoin de réfléchir et, après hier soir, une journée paisible comme celle-ci, ensoleillée, sans nuages, douce, ne me paraît guère dangereuse. Je rentrerai si je me sens repris par l’agoraphobie, je te le promets. Alors veux-tu me tenir compagnie ?

— Oui, monsieur.

— Bien.

Baley partit en tête. Ils arrivèrent à l’arbre et il toucha le tronc avec précaution puis il regarda ses doigts, qui étaient parfaitement propres. Rassuré, certain qu’il ne se salirait pas en s’y adossant, il examina le sol et puis il s’assit avec prudence par terre et appuya son dos contre l’arbre.

C’était beaucoup moins confortable que le dossier d’un fauteuil mais il y avait une sensation de paix (assez curieusement) qu’il n’aurait sans doute pas ressentie à l’intérieur d’une pièce.

Giskard resta debout et Baley demanda :

— Tu ne veux pas t’asseoir aussi ?

— Je suis très bien debout, monsieur.

— Je sais, Giskard, mais je réfléchirai mieux si je ne suis pas obligé de lever les yeux pour te regarder.

— Je ne pourrais pas vous protéger contre un danger possible, si j’étais assis, monsieur.

— Je sais cela aussi, mais il n’y a aucun danger pour le moment. Ma mission est terminée, l’affaire est résolue, le Dr Fastolfe est raffermi dans sa position. Tu peux prendre le risque de t’asseoir et je t’ordonne de t’asseoir avec moi.

Giskard obéit immédiatement. Il s’assit face à Baley mais ses yeux continuèrent de se tourner en tous sens, toujours. vigilants.

Baley contempla le ciel à travers le feuillage de l’arbre, le vert sur le fond de bleu, il écouta le murmure des insectes, l’appel soudain d’un oiseau, il remarqua une légère agitation dans l’herbe, signifiant probablement qu’un petit animal passait par là, et il pensa de nouveau que tout était singulièrement paisible, que cette paix était bien différente de la Ville. C’était une paix tranquille, isolée, où l’on ne se pressait pas.

Pour la première fois, il comprit vaguement ce que cela pourrait être de préférer l’Extérieur à la Ville. Il se surprit à être reconnaissant de tout ce qu’il avait connu à Aurora, surtout l’orage. Il savait maintenant qu’il serait capable de quitter la Terre et d’affronter les conditions du nouveau monde où il s’établirait peut-être avec Ben, et peut-être avec Jessie.

— Hier soir, dit-il, dans l’obscurité de l’orage, je me suis demandé si j’aurais pu voir le satellite d’Aurora, sans les nuages. Car il y a un satellite, si je me rappelle bien mes lectures.

— Il y en a deux, monsieur. Le plus grand est Tithonus, mais quand même il est si petit qu’il n’a l’air que d’une étoile modérément brillante. Le plus petit n’est pas visible à l’œil nu et quand on en parle, on l’appelle simplement Tithonus II.

— Merci… Et merci, Giskard, de m’avoir sauvé hier soir, dit Baley en regardant le robot. Je ne sais vraiment pas comment te remercier correctement.

— Ce n’est pas du tout nécessaire de me remercier, monsieur. Je ne fais qu’obéir à la Première Loi. Je n’avais pas le choix en la matière.

— Néanmoins, il se peut que je te doive la vie et il est important que tu saches que je le comprends… Et maintenant, Giskard, qu’est-ce que je devrais faire ?