— A quel sujet, monsieur ?
— Ma mission est terminée. La situation et le point de vue du Dr Fastolfe sont assurés. L’avenir de la Terre aussi. Il me semble que je n’ai plus rien à faire et, pourtant, il reste la question de Jander.
— Je ne comprends pas, monsieur.
Eh bien, il semble établi qu’il est mort d’une modification accidentelle d’un potentiel positronique dans son cerveau, mais Fastolfe reconnaît que les chances de cela sont infinitésimales. Même avec les activités d’Amadiro, ce hasard – tout en étant plus grand – reste microscopique. Du moins, c’est ce que pense Fastolfe. Au contraire, il me semble, à moi, que la mort de Jander était un roboticide prémédité. Mais je n’ose pas soulever cette question maintenant. Je ne veux pas compromettre ce qui est arrivé à une conclusion si satisfaisante. Je ne veux pas remettre Fastolfe dans l’embarras, peut-être en danger. Je ne veux pas rendre Gladïa malheureuse. Je ne sais que faire. Je ne peux pas en parler à un être humain, alors je t’en parle à toi, Giskard.
— Oui, monsieur.
— Je pourrai toujours t’ordonner d’effacer ce que j’ai dit et de ne plus t’en souvenir.
— Oui, monsieur.
— A ton avis, qu’est-ce que je dois faire ?
— S’il y a eu un roboticide, monsieur, il doit y avoir quelqu’un capable de le commettre. Seul le Dr Fastolfe est capable de le commettre et il dit qu’il n’a rien fait de cela.
— Oui, c’est notre situation de départ et je crois le Dr Fastolfe, je suis tout à fait certain qu’il ne l’a pas fait.
— Alors comment pourrait-il y avoir eu roboticide, monsieur ?
— Suppose que quelqu’un d’autre en sache autant sur les robots que le Dr Fastolfe, Giskard.
Baley plia les jambes, croisa les mains autour de ses genoux, et sans regarder Giskard, il parut se perdre dans ses pensées.
— Qui cela pourrait-il être, Giskard ?
Et, enfin, Baley en arriva au point crucial :
— Toi, Giskard.
82
Si Giskard avait été humain, il aurait ouvert des yeux ronds, sans doute ; il serait resté silencieux et comme assommé ; ou il aurait pu s’emporter ; ou reculer avec terreur, ou encore avoir toute une diversité de réactions. Comme c’était un robot, il ne manifesta aucune émotion, pas la moindre, et demanda simplement :
— Pourquoi dites-vous cela, monsieur ?
— Je suis tout à fait certain, Giskard, que tu sais exactement comment je suis arrivé à cette conclusion, mais tu me rendrais service si tu me permettais, en ce lieu paisible, durant ce peu de temps qui me reste avant de partir, d’expliquer l’affaire pour ma propre satisfaction. J’aimerais m’entendre en parler. Et j’aimerais que tu me corriges quand je me trompe.
— Certainement, monsieur.
— Je pense que mon erreur initiale a été de supposer que tu étais un robot moins complexe et plus primitif que Daneel, simplement parce que tu as l’air moins humain. L’être humain croira toujours que plus le robot paraît humain, plus il est avancé, complexe et intelligent. Il est évident qu’un robot comme toi est plus facile à créer et à construire que Daneel et que le robot humaniforme est un grand problème pour des hommes comme Amadiro ; ce genre de robot ne saurait être fabriqué et dirigé que par un génie de la robotique comme Fastolfe. Cependant, la difficulté de création de Daneel, je pense, consiste à reproduire tous les aspects humains, tels que les expressions du visage, l’intonation de la voix, les gestes et mouvements, ce qui est extraordinairement compliqué mais n’a rien à voir avec la complexité du cerveau. Ai-je raison ?
— Tout à fait raison, monsieur.
— Donc, je t’ai automatiquement sous-estimé, comme le fait tout le monde. Cependant, tu t’es trahi quand nous avons atterri sur Aurora. Tu te souviens peut-être qu’au cours de l’atterrissage, j’ai succombé à une crise d’agoraphobie, j’ai été pris de convulsions et, pendant un moment, j’étais encore plus inconscient qu’hier soir pendant l’orage.
— Je me souviens, monsieur.
A ce moment-là, Daneel était avec moi dans la cabine, alors que tu étais dehors, devant la porte. J’ai sombré dans une sorte d’état cataleptique, sans bruit, et peut-être Daneel ne me regardait-il pas et n’en a donc rien su. Tu étais hors de la cabine et pourtant c’est toi qui t’es précipité et qui as éteint l’astrosimulateur que je tenais. Tu es arrivé le premier, avant Daneel, bien qu’il ait des réflexes aussi rapides que les tiens, j’en suis sûr… comme il l’a d’ailleurs démontré quand il a empêché le Dr Fastolfe de me frapper.
— Voyons, monsieur, il n’est pas possible que le Dr Fastolfe ait voulu vous frapper !
— Non, il mettait simplement à l’épreuve les réflexes de Daneel… Et pourtant, comme je disais, c’est toi qui es arrivé avant, dans la cabine. Je n’étais guère en état de le remarquer mais j’ai été entraîné à tout observer et même la terreur agoraphobique ne me prive pas totalement de toutes mes facultés, comme je l’ai prouvé hier soir. J’ai bien remarqué que tu t’es précipité le premier, mais ensuite je l’ai oublié. Il n’y a à cela, naturellement, qu’une seule explication logique.
Baley s’interrompit, comme s’il attendait un accord de Giskard, mais le robot ne dit rien.
(Dans les années à venir, quand Baley songerait à son séjour à Aurora, c’était ce qu’il se rappellerait en premier. Pas l’orage. Pas même Gladïa. C’était ce petit intermède paisible sous l’arbre, les feuilles vertes sur le bleu du ciel, la brise légère, le doux murmure des insectes et des animaux, et Giskard en face de lui avec des yeux légèrement lumineux.)
— Il semble donc, reprit-il, que tu aies pu, je ne sais comment, te rendre compte de mon état d’esprit. Même à travers la porte fermée tu aurais compris que j’avais une crise. Ou, pour parler plus brièvement et plus simplement, il semble que tu saches lire dans la pensée.
— Oui, monsieur, dit tranquillement Giskard.
— Et que tu puisses aussi, d’une certaine façon, influencer les pensées. Je crois que tu as su que je l’avais détecté et que tu l’as effacé dans mon cerveau, pour que je ne m’en souvienne pas, ou tout au moins que je n’en comprenne pas le sens si jamais je me rappelais vaguement la situation. Mais tu n’as pas entièrement réussi, peut-être parce que tes pouvoirs sont limités…
— Monsieur, la Première Loi passe avant tout. Je devais me porter à votre secours, bien que je fusse conscient que cela me trahissait. Et je devais vous brouiller au minimum la mémoire, de manière à ne causer aucun dommage à votre cerveau.
— Oui, je vois que tu as eu des difficultés. Brouiller au minimum… si bien que je me le rappelais quand mon esprit était suffisamment détendu et pouvait penser de lui-même, par libre association d’idées. Juste avant de perdre connaissance sous l’orage, j’ai su que tu arriverais avant les autres, le premier, comme à bord du vaisseau. Peut-être m’as-tu trouvé grâce à la radiation infrarouge mais tous les mammifères et les oiseaux dégagent des radiations aussi, et cela aurait pu t’égarer… Mais tu pouvais aussi détecter l’activité mentale, même si j’étais inconscient, ce qui allait t’aider à me retrouver.
— Cela m’a certainement aidé, reconnut Giskard.
— Quand je m’en souvenais, au bord du sommeil ou de l’inconscience, j’oubliais de nouveau dès que j’étais pleinement conscient. Hier soir, cependant, je me le suis rappelé pour la troisième fois et je n’étais pas seul. Gladïa était avec moi et elle a pu me répéter ce que j’avais dit : « Il était là avant. » Et même alors, j’ai été incapable de me rappeler la signification, jusqu’à ce qu’une réflexion du Dr Fastolfe déclenche par hasard un processus de pensée qui a cheminé en forçant sa progression dans le brouillage mental. Quand j’ai enfin compris, je me suis rappelé d’autres incidents. Ainsi, alors que je me demandais si nous allions réellement atterrir sur Aurora, tu m’as assuré que c’était bien notre destination, avant même que je te le demande… Je présume que tu tiens à ce que personne ne connaisse tes facultés télépathiques ?