C’était une des formes de comportement qui trahissaient le robotisme de Daneel, tout anthropoïde qu’il fût. Un Aurorain saurait vraisemblablement le classer parmi les robots, d’après une seule réponse à une question. Daneel avait raison, sur la subtilité des différences.
— On peut éliminer les enfants, reprit Baley, peut-être aussi la majorité des femmes et de nombreux hommes, en supposant que la méthode du roboticide a nécessité une grande force physique ; si la tête de Jander a été fracassée ou son torse défoncé par un coup violent. Ce ne serait pas facile, j’imagine, pour quelqu’un qui ne serait pas un être humain particulièrement grand et fort.
Baley savait, d’après ce que Demachek lui avait dit sur la Terre, que le roboticide n’avait pas été commis de cette façon, mais comment savoir si elle-même n’avait pas été abusée ?
— Ce ne serait pas possible, pour aucun être humain, déclara Daneel.
— Pourquoi ?
— Vous devez bien savoir, camarade Elijah, que le squelette robotique est métallique et beaucoup plus résistant que la charpente humaine. Nos mouvements sont plus puissants, plus rapides et plus délicatement contrôlés. La Troisième Loi de Robotique stipule : Le robot doit protéger sa propre existence. » L’assaut par un être humain pourrait être très facilement paré. L’être humain le plus fort serait immobilisé. Il est également improbable que le robot soit pris par surprise. Nous avons constamment conscience des êtres humains. Sans quoi, nous ne pourrions pas remplir nos fonctions.
— Voyons, voyons, Daneel ! intervint Baley. La Troisième Loi dit : « Un robot doit protéger sa propre existence, sauf si cela entre en conflit avec les Première et Deuxième Lois. » La Deuxième Loi est la suivante : « Le robot doit obéir aux ordres de n’importe quel être humain, sauf si cela entre en conflit avec la Première Loi », et la Première Loi dit : « Le robot ne doit pas faire de mal à un être humain ni, par son inaction, permettre qu’il arrive du mal à un être humain. » Un être humain peut donc ordonner à un robot de se détruire, et le robot se servirait alors de sa propre force pour se fracasser le crâne. Et si un être humain attaquait un robot, ce robot ne pourrait pas parer l’attaque sans faire du mal à l’être humain, ce qui serait contraire à la Première Loi.
— Vous devez penser aux robots de la Terre. Ici à Aurora, ou n’importe où dans les mondes spatiens, les robots sont plus hautement considérés que sur la Terre et sont, en général, plus complexes, plus précieux, ils ont beaucoup plus de talents variés. La Troisième Loi est nettement plus forte que la Deuxième, dans les mondes spatiens, plus catégorique que sur la Terre. Un ordre d’autodestruction serait discuté et il faudrait qu’il y ait une raison réellement légitime pour qu’il soit exécuté, par exemple un danger clair et précis. Quant à parer un assaut, la Première Loi ne serait pas transgressée car les robots aurorains sont assez adroits pour immobiliser un homme sans lui faire de mal.
— Oui, mais supposons qu’un être humain affirme que si le robot ne se détruit pas lui-même, il – l’être humain – sera détruit ? Est-ce qu’alors le robot ne se détruirait pas ?
— Un robot aurorain mettrait certainement en doute cette affirmation. Il lui faudrait une preuve évidente, bien visible, de la destruction possible de l’être humain.
— Est-ce qu’un être humain ne pourrait être assez subtil pour faire paraître au robot qu’il est effectivement en grand danger ? Est-ce l’ingéniosité nécessaire à ce plan qui t’a fait éliminer les inintelligents, les inexpérimentés et les très jeunes ?
A cela Daneel répondit :
— Non, camarade Elijah, ce n’est pas cela.
— Y a-t-il une faille dans mon raisonnement ?
— Aucune.
— Alors l’erreur est sans doute dans la supposition qu’il a été physiquement endommagé. En somme, il n’a pas été physiquement endommagé, c’est ça ?
— Oui, camarade Elijah.
(Cela signifiait que Demachek connaissait bien l’affaire, pensa Baley.)
— Dans ce cas, Daneel, Jander a été mentalement endommagé. Un robloc ! Total et irréversible !
— Un robloc ?
— Le diminutif de blocage de robot, la fermeture permanente des circuits positroniques du fonctionnement.
— Nous n’employons pas le terme « robloc » à Aurora, camarade Elijah.
— Comment dites-vous, alors ?
— Nous parlons de « gel mental ».
— Sous un nom ou un autre, c’est la définition du même phénomène.
— Il serait sage, camarade Elijah, d’employer notre expression, sinon les Aurorains à qui vous vous adresserez ne vous comprendront pas ; la conversation en serait compromise. Vous disiez tout à l’heure que des mots différents changent le sens.
— Bon, bon, d’accord, je dirai « gel ». Alors, est-ce que cela pourrait se produire spontanément ?
— Oui, mais d’après les roboticiens les risques sont infiniment réduits. En ma qualité de robot humaniforme, je puis déclarer que je n’ai moi-même jamais ressenti aucun effet capable d’approcher même de loin un gel mental.
— Alors on pourrait supposer qu’un être humain a volontairement créé une situation dans laquelle se produirait un gel mental.
— C’est précisément ce que prétendent les adversaires du Dr Fastolfe.
— Et comme cela exigerait des études, de l’expérience et de l’habileté robotiques, les inintelligents, les inexpérimentés et les enfants ou les très jeunes ne peuvent être responsables.
— C’est le raisonnement normal, camarade Elijah.
— Il serait même possible de dresser la liste des êtres humains d’Aurora possédant une habileté suffisante, et puis ensuite trier un groupe de suspects qui ne seraient peut-être pas forcément nombreux.
— Cela a été fait, camarade Elijah.
— Et quelle est la longueur de cette liste ?
— La plus longue liste proposée ne contient qu’un seul nom.
Ce fut au tour de Baley d’hésiter. Il fronça les sourcils, avec colère, puis il s’exclama :
— Un seul nom ?
— Un seul nom, camarade Elijah, répondit calmement Daneel. C’est le jugement du Dr Fastolfe, qui est le plus grand théoricien de robotique d’Aurora.
— Mais alors, où est le mystère dans tout cela ? Cet unique nom, c’est celui de qui ?
— Eh bien, du Dr Han Fastolfe, naturellement ! Je viens de vous dire qu’il est le plus grand théoricien de robotique d’Aurora et c’est l’opinion professionnelle du Dr Fastolfe qu’il est lui-même le seul à avoir pu manipuler Jander Panell dans ce gel mental absolu, sans laisser aucune trace du procédé. Cependant, le Dr Fastolfe déclare aussi qu’il ne l’a pas fait.
— Mais que personne d’autre ne l’aurait pu, non plus ?
— Précisément, camarade Elijah. Voilà où réside le mystère.
— Et si Fastolfe…
Baley s’interrompit. Il ne servirait à rien de demander à Daneel si le Dr Fastolfe mentait ou se trompait, soit dans son jugement que personne d’autre que lui n’aurait pu commettre ce roboticide, soit en déclarant qu’il ne l’avait pas commis. Daneel avait été programmé par Fastolfe et il était impossible que la programmation comprenne la faculté de douter de son programmateur.