— C’est exact, monsieur.
— Pourquoi ?
— Ma télépathie me donne une facilité unique pour obéir à la Première Loi, monsieur, son existence m’est donc précieuse. Je peux éviter qu’il arrive une mésaventure à un être humain, plus rapidement et bien plus efficacement. Il me semble cependant que le Dr Fastolfe, ni d’ailleurs aucun autre être humain, ne tolérerait longtemps un robot télépathe, alors je garde le secret de cette faculté. Le Dr Fastolfe adore raconter la légende du robot qui lisait dans les pensées et qui a été détruit par Susan Calvin, et je ne voudrais pas qu’il imite le geste du Dr Calvin.
— Oui, il m’a raconté la légende. Je le soupçonne de savoir, subconsciemment, que tu lis dans les pensées, sinon il n’insisterait pas tant sur cette fameuse légende. Et dans ton cas, il a tort de faire ça, c’est dangereux, me semble-t-il. Elle a indiscutablement contribué à m’ouvrir les yeux.
— Je fais ce que je peux pour neutraliser le danger, sans vraiment manipuler le cerveau du Dr Fastolfe. Invariablement, il souligne la nature impossible et légendaire de cette histoire, quand il la raconte.
— Oui, je m’en souviens aussi. Mais si Fastolfe ne sait pas que tu lis dans les pensées, c’est probablement que tu n’as pas été initialement conçu avec cette faculté. Alors comment se fait-il que tu possèdes ce pouvoir ? Non, ne me le dis pas, Giskard. Laisse-moi hasarder une hypothèse. Miss Vasilia t’aimait beaucoup, tu la fascinais particulièrement quand elle était jeune fille et commençait à s’intéresser à la robotique. Elle m’a dit qu’elle s’était livrée à des expériences, en te programmant sous la surveillance, lointaine, de Fastolfe. Est-il possible qu’une fois, tout à fait accidentellement, elle ait fait quelque chose qui t’a donné ce pouvoir ? Est-ce que c’est ça ?
— C’est bien ça, monsieur.
— Et sais-tu ce qu’elle a fait alors ?
— Oui, monsieur.
— Es-tu le seul robot télépathe qui existe ?
— Jusqu’à présent, oui, monsieur. Il y en aura d’autres.
— Si je te demandais ce que le Dr Vasilia a fait pour te donner une telle faculté, ou si le Dr Fastolfe te le demandait, est-ce que tu nous le dirais en vertu de la Deuxième Loi ?
— Non, monsieur, car je juge que cela vous ferait du mal de le savoir et mon refus de vous le dire tomberait sous le coup de la Première Loi, qui est prioritaire. Mais le problème ne se posera pas, car je saurai quand une personne va poser la question et donner l’ordre, alors je retirerai de son cerveau le désir de le faire, avant qu’elle puisse formuler son ordre.
— Oui, murmura Baley. Avant-hier soir, alors que nous revenions chez Fastolfe, j’ai demandé à Daneel s’il avait été en contact avec Jander, lors du séjour de ce dernier chez Gladïa, et il m’a répondu non très simplement. Je me suis alors tourné vers toi pour te poser la même question mais, je ne sais comment, je ne l’ai pas posée. Tu m’as ôté l’envie de le faire, si je comprends bien ?
— Oui, monsieur.
— Parce que si je te l’avais posée, tu aurais dû répondre que tu l’avais bien connu à ce moment et tu ne voulais pas que je le sache.
— En effet, monsieur.
— Mais au cours de cette période de contacts avec Jander, tu savais qu’il était examiné par Amadiro parce que, je présume, tu pouvais lire dans le cerveau de Jander, ou détecter ses potentiels positroniques…
— Oui, monsieur, la même faculté fonctionne avec le cerveau robotique, tout comme avec l’activité mentale humaine. Les robots sont beaucoup plus faciles à comprendre.
— Tu réprouvais les activités d’Amadiro, parce que tu es d’accord avec Fastolfe sur la colonisation de la Galaxie ?
— Oui, monsieur.
— Et pourquoi n’as-tu pas empêché Amadiro d’agir ? Pourquoi n’as-tu pas retiré de son esprit l’envie de sonder Jander ?
Monsieur, répondit Giskard, je ne manipule pas légèrement les cerveaux. La résolution d’Amadiro était si profondément ancrée et complexe que j’aurais dû beaucoup manipuler, et son cerveau est si intelligent, si avancé, que je ne voulais pas l’endommager. J’ai laissé aller les choses pendant un long moment, tout en me demandant quelle serait la meilleure solution pour me permettre d’obéir aux impératifs de la Première Loi. Finalement, j’ai pris ma décision, et j’ai trouvé la façon de remédier à la situation. Ce n’a pas été une décision facile à prendre.
— Tu as décidé d’immobiliser Jander avant qu’Amadiro arrive à percer le secret de la conception et de la fabrication d’un robot totalement humaniforme. Tu savais comment t’y prendre puisque tu avais, au fil des années, parfaitement assimilé la théorie de Fastolfe en lisant dans son esprit. C’est bien ça ?
— Exactement, monsieur.
— Donc, Fastolfe n’était pas le seul, après tout, à être assez expert pour immobiliser Jander.
— Dans un sens, il l’est, monsieur. Mes propres capacités ne sont que le reflet des siennes, ou leur extension.
— Mais elles suffisent. Tu n’as pas vu que ce blocage allait mettre Fastolfe en grand danger ? Qu’il serait le suspect numéro un ? Est-ce que tu avais l’intention d’avouer ton acte et de révéler tes capacités, si cela avait été nécessaire pour le sauver ?
— Je voyais très bien que le Dr Fastolfe se trouverait dans une situation douloureuse, mais je n’avais pas du tout l’intention d’avouer ma culpabilité. J’espérais mettre à profit la situation pour vous faire venir à Aurora.
— Me faire venir, ici ? Moi ? C’était ton idée ? s’exclama Baley avec stupeur.
— Oui, monsieur. Avec votre permission, j’aimerais vous l’expliquer.
— Ah oui, je t’en prie !
— Je vous connaissais grâce à Miss Gladïa et au Dr Fastolfe ; non seulement par ce qu’ils disaient de vous, mais par ce qu’ils pensaient. J’ai ainsi appris la situation sur la Terre. Les Terriens, c’était évident, vivent entre des murs dont ils ont du mal à s’échapper, mais il était tout aussi évident pour moi que les Aurorains aussi vivent entre des murs.
— Les Aurorains vivent derrière des murs de robots, qui les abritent de toutes les vicissitudes de la vie et qui, selon les plans d’Amadiro, construiraient aussi des sociétés abritées pour y enfermer les Aurorains venus s’établir dans de nouveaux mondes. Les Aurorains vivent aussi derrière des murs faits de leur extrême longévité, qui les contraint à attacher un trop grand prix à l’individualité et les empêche de mettre en commun leurs ressources scientifiques. Ils ne se livrent pas non plus aux mêlées et aux corps à corps de la controverse mais, par l’intermédiaire de leur Président, ils exigent de court-circuiter toute incertitude, ils veulent que les solutions aux problèmes soient trouvées avant que ces problèmes soient présentés officiellement. Ça ne les intéresse pas de chercher eux-mêmes les meilleures solutions, ils ne veulent pas s’en donner la peine. Ce qu’ils veulent, c’est des solutions tranquilles.
— Les murs des Terriens sont réels et épais, si bien que leur existence est évidente et contraignante et il y a toujours des gens qui rêvent d’y échapper. Les murs des Aurorains sont immatériels et invisibles, et par conséquent personne ne peut concevoir une évasion. Il m’a donc semblé que ce devait être aux Terriens, et non aux Aurorains – ou aux autres Spatiens – de coloniser la Galaxie et de fonder ce qui deviendra un jour l’Empire galactique.