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— Tout cela, c’était le raisonnement du Dr Fastolfe et j’étais d’accord avec lui. Mais le Dr Fastolfe, lui, se contentait du raisonnement tandis que moi, étant donné mes facultés, je ne le pouvais pas. Je devais examiner directement le cerveau d’au moins un Terrien, afin de vérifier mes conclusions, et vous étiez le Terrien que je pensais pouvoir faire venir à Aurora. L’immobilisation de Jander a donc servi à la fois à mettre fin aux agissements d’Amadiro et à assurer votre visite. J’ai très légèrement poussé Miss Gladïa pour qu’elle suggère au Dr Fastolfe de vous convoquer ; puis je l’ai poussé, lui, très légèrement, pour qu’il suggère cela à son tour au Président ; et j’ai poussé le Président, très légèrement, pour qu’il donne son accord. Et quand vous êtes arrivé, je vous ai étudié et ce que j’ai découvert m’a plu.

Giskard se tut et redevint robotiquement impassible. Baley fronça les sourcils.

— On dirait que je ne mérite aucune félicitation pour ce que j’ai fait ici. Tu as dû faire en sorte que je découvre la vérité !

— Non, monsieur. Au contraire. J’ai placé des obstacles sur votre chemin… raisonnables, bien entendu. J’ai refusé de vous laisser reconnaître mes facultés, alors même que j’étais forcé de me trahir. Je vous ai encouragé à vous aventurer à l’Extérieur, afin d’étudier vos réactions. Je me suis assuré que vous passiez par des moments de découragement et de détresse. Et pourtant, vous avez réussi à aller de l’avant et à surmonter tous ces obstacles, et j’en ai été très content.

 « J’ai découvert que vous regrettiez les murs de votre Ville mais que vous reconnaissiez que vous deviez apprendre à vous en passer. J’ai découvert que vous souffriez de la vue d’Aurora, de l’espace, et de votre exposition à l’orage, mais que rien de tout cela ne vous empêchait de réfléchir ni ne vous détournait de votre problème. J’ai découvert que vous acceptiez vos défauts et votre vie brève, et que vous n’éludiez pas la controverse.

— Et comment sais-tu si je suis un bon représentant des Terriens en général ?

— Je sais que vous ne l’êtes pas. Mais dans votre esprit, je vois qu’il y en a d’autres comme vous et qu’avec ceux-là nous construirons. J’y veillerai… et maintenant que je connais clairement le chemin qu’il faut suivre, je préparerai d’autres robots comme moi, et ils y veilleront aussi.

Alarmé, Baley s’exclama :

— Tu veux dire que des robots télépathes vont venir sur la Terre ?

— Non, pas du tout. Et vous avez raison d’en avoir peur. L’emploi direct de robots ne servirait qu’à élever ces mêmes murs qui sont la condamnation d’Aurora et des mondes spatiens, et les paralysent. Les Terriens devront s’établir dans la Galaxie sans robots d’aucune sorte. Cela signifiera des dangers, des difficultés, des malheurs et des maux imprévisibles, des événements que les robots s’attacheraient à empêcher s’ils étaient présents ; mais, à la longue, à la fin, les êtres humains bénéficieront d’avoir travaillé par eux-mêmes et peut-être un jour – un jour lointain dans l’avenir – les robots pourront de nouveau intervenir. Qui peut le dire ?

Baley demanda, avec curiosité :

— Peux-tu voir l’avenir ?

— Non, monsieur, mais en étudiant les esprits comme je le fais, je peux deviner vaguement qu’il existe des lois gouvernant le comportement humain, comme les Trois Lois de la Robotique gouvernent le comportement des robots, et grâce à elles, il se peut que l’avenir soit affronté avec succès, d’une façon ou d’une autre… un jour. Les lois humaines sont infiniment plus compliquées que celles de la Robotique, et je ne sais pas comment elles sont organisées. Elles peuvent être de nature statistique, ou bien ne pas porter de fruits sauf en cas d’énormes populations. Elles peuvent être si peu contraignantes qu’elles n’ont guère de sens, à moins que ces énormes populations ignorent le fonctionnement de ces lois.

— Dis-moi, Giskard, est-ce cela que le Dr Fastolfe appelle la future science de la « psycho-histoire »?

— Oui, monsieur. J’ai doucement glissé cela dans son cerveau afin que le processus puisse commencer. Cette science sera nécessaire un jour, maintenant que l’existence des mondes spatiens, en tant que civilisation robotisée où règne une extraordinaire longévité, touche à sa fin et que va commencer une nouvelle vague d’expansion humaine avec des Terriens à la vie courte et sans robots.

 » Et maintenant, dit Giskard en se levant, je crois, monsieur, que nous devons rentrer à l’établissement du Dr Fastolfe et préparer votre départ. Tout ce que nous avons dit ici ne sera pas répété, naturellement.

— Cela restera strictement confidentiel, je peux te le promettre, dit Baley.

— Certainement, répondit calmement Giskard. Mais vous n’avez pas à craindre la responsabilité de devoir garder le silence. Je vous permettrai de vous en souvenir, mais jamais vous n’aurez aucune envie d’en parler, pas la moindre.

Baley haussa les sourcils et poussa un petit soupir résigné.

— Un dernier mot, Giskard, avant que tu ne me dévoiles plus rien. Veux-tu veiller à ce que Gladïa ne soit pas troublée, sur cette planète, à ce qu’elle ne soit pas maltraitée parce qu’elle est solarienne et qu’elle a accepté un robot pour mari, et… Et t’arrangeras-tu pour qu’elle accepte les offres de Gremionis ?

— J’ai entendu votre dernière conversation avec Miss Gladïa, monsieur, et je comprends. Je m’en occuperai. Et maintenant, monsieur, puis-je vous faire mes adieux ici, alors que personne ne nous observe ?

Giskard tendit la main et ce fut le geste le plus humain que Baley lui ait jamais vu faire.

Baley la prit. Les doigts étaient durs et froids.

— Adieu… Ami Giskard.

— Adieu, Ami Elijah, répondit Giskard, et souvenez-vous que si les gens d’ici appliquent ces mots à Aurora, c’est désormais la Terre elle-même qui est le véritable Monde de l’Aube.