Baley déclara donc, avec autant de calme et d’amabilité qu’il le pouvait :
— Je vais réfléchir à tout cela, Daneel, et nous en reparlerons.
— C’est bien, camarade Elijah. D’ailleurs, il est l’heure de dormir. Comme il est possible que, sur Aurora, la pression des événements vous impose des horaires irréguliers, il serait sage de profiter de l’occasion de dormir maintenant. Je vais vous montrer comment on se procure un lit et comment on organise la literie.
— Merci, Daneel, murmura Baley.
Il ne se faisait pas d’illusions et savait bien qu’il aurait du mal à trouver le sommeil. Il était envoyé à Aurora dans le but précis de démontrer que Fastolfe n’était pas coupable de roboticide et la sécurité de la Terre exigeait la réussite de cette mission. Et (ce qui était moins important mais tout aussi cher au cœur de Baley) sa carrière et sa prospérité l’exigeaient aussi. Pourtant, bien avant d’arriver à Aurora, il avait appris que Fastolfe avait pratiquement avoué le crime.
8
Baley finit par s’endormir. Daneel lui avait montré comment réduire l’intensité du champ servant de pseudo-gravité. Ce n’était pas la véritable anti-gravité et ne consommait pas autant d’énergie que le procédé qui ne pouvait être utilisé que dans des temps donnés et dans des conditions inhabituelles.
Daneel n’était pas programmé pour expliquer le fonctionnement du système et, s’il l’avait été, Baley était tout à fait certain qu’il n’y aurait rien compris. Heureusement, les commandes pouvaient être manœuvrées sans qu’il soit besoin de comprendre leur utilité scientifique.
Daneel avait dit :
— L’intensité du champ ne peut être réduite à zéro ; du moins pas avec ces commandes. D’ailleurs, ce n’est pas confortable de dormir sous une gravité zéro, surtout pour qui n’a pas l’expérience du voyage spatial. Ce qu’il faut, c’est une intensité assez basse pour donner l’impression que l’on est délivré de la pression de son propre poids, mais assez haute pour conserver une orientation haut et bas. Le niveau varie suivant l’individu. La plupart des gens se sentent très à l’aise, avec l’intensité minimum permise par les commandes, mais il se peut que, la première fois, vous souhaitiez une plus forte intensité, afin de garder la familiarité de la sensation de poids, dans une plus grande mesure. Il vous suffira d’expérimenter les niveaux différents pour trouver celui qui vous convient le mieux.
Plongé dans la nouveauté de cette sensation, Baley oublia un peu le problème de l’affirmation-négation de Fastolfe, alors que son corps s’abandonnait petit à petit au sommeil. Peut-être les deux ne formaient-ils qu’un seul processus.
Il rêva qu’il était de retour sur la Terre (naturellement), suivant les Voies Express mais pas sur un des sièges. Il flottait plutôt à côté des bandes roulantes rapides, juste au-dessus de la tête des autres passagers, en les dépassant un peu. Aucune des personnes ayant les pieds sur terre ne paraissait étonnée ; aucune ne levait les yeux vers lui.
Après le petit déjeuner, le lendemain matin…
Etait-ce vraiment le matin ? Est-ce qu’il y avait un matin, ou n’importe quelle heure de la journée, dans l’espace ?
Evidemment, c’était impossible. Baley y réfléchit un moment, puis il se dit qu’il définirait le matin par le moment suivant le réveil, et le petit déjeuner comme le repas pris au réveil, en renonçant à s’occuper de l’heure qui, objectivement, n’avait pas d’importance. Tout au moins pour lui, sinon pour le vaisseau.
Après déjeuner donc, le lendemain matin, il parcourut les feuilles d’actualité qu’on lui avait fournies, juste le temps de voir s’il y était question du roboticide d’Aurora, puis il s’intéressa aux films apportés la veille (période de veille) par Giskard.
Il choisit les titres qui lui paraissaient historiques et, après en avoir rapidement regardé plusieurs, il comprit que Giskard lui avait apporté des ouvrages pour adolescents. Ils étaient abondamment illustrés et écrits très simplement. Il se demanda quelle opinion Giskard avait de son intelligence ou, peut-être, de ses besoins. A la réflexion, Baley estima que Giskard, dans son innocence de robot, avait bien choisi et qu’il était inutile d’imaginer une insulte possible.
Il s’installa confortablement pour regarder avec plus de concentration et s’aperçut tout de suite que Daneel suivait le film avec lui. Par curiosité réelle ? Ou simplement pour s’occuper les yeux ?
Pas une fois Daneel ne demanda à ce qu’une page soit repassée, pas une fois il ne posa une question. Il devait probablement accepter ce qu’il lisait avec une confiance robotique et ne se permettait pas le luxe du doute ou de la curiosité.
Baley n’interrogea pas Daneel sur ce qu’il lisait, mais il lui demanda tout de même des instructions sur le fonctionnement du mécanisme d’imprimante de la visionneuse, qui ne lui était pas familier.
De temps en temps, Baley s’interrompait pour faire usage de la petite pièce contiguë à sa cabine, qui pouvait être employée pour les diverses fonctions physiologiques privées, si privées que l’on appelait cette pièce la « Personnelle », avec la majuscule toujours sous-entendue à la fois sur la Terre – comme le découvrit Baley quand Daneel y fit allusion – et sur Aurora. Elle était tout juste assez grande pour une personne, ce qui déroutait le citadin habitué aux immenses rangées d’urinoirs, de sièges excrétoires, de lavabos et de douches.
En regardant les films, Baley ne chercha pas à retenir tous les détails. Il n’avait aucune intention de devenir un expert de la société auroraine, pas même de passer un examen scolaire à ce sujet. Il voulait simplement s’en imprégner.
Il remarqua, par exemple, malgré le parti pris hagiographique d’historiens écrivant pour la jeunesse, que les pionniers d’Aurora – les Pères fondateurs, les Terriens venus s’établir sur Aurora dans les premiers temps des voyages interstellaires – avaient été extrêmement terriens. Leur politique, leurs querelles, toutes les facettes de leur comportement étaient entièrement terriennes ; ce qui s’était passé à Aurora était semblable, par bien des côtés, aux événements arrivés alors que les régions relativement désertes de la Terre avaient été conquises et habitées quelque deux mille ans auparavant.
Naturellement, les Aurorains n’avaient eu à affronter ou à combattre aucune vie intelligente ; il n’y avait eu aucun organisme pensant pour dérouter les envahisseurs venus de la Terre avec des questions de traitement, humain ou cruel. En fait, il y avait très peu de vie, d’aucune sorte. Les êtres humains s’y étaient donc très rapidement établis, avec leurs plantes et animaux domestiques ainsi que les parasites et autres organismes apportés par inadvertance. Et, naturellement, les colons avaient également apporté leurs robots.
Les nouveaux Aurorains estimèrent vite que la planète leur appartenait, puisqu’elle leur tombait entre les mains sans aucune compétition et, pour commencer, ils l’appelèrent la Nouvelle Terre. C’était normal, puisqu’elle était la première planète extra-solaire – le premier monde spatien – à être habitée. Ce fut le premier produit du voyage interstellaire, l’aube nouvelle de toute une ère nouvelle immense. Ils eurent vite fait de couper le cordon ombilical, cependant, et rebaptisèrent la planète Aurora, comme la déesse romaine de l’aube.
Ce fut le « Monde de l’Aurore ». Ainsi, dès le début, les colons se déclaraient fièrement les géniteurs d’une nouvelle espèce. Toute l’histoire antérieure de l’humanité était rejetée dans la Nuit noire et le Jour ne naissait enfin qu’avec la présence des Aurorains dans ce nouveau monde.