C’était cette grande réalité, cette monumentale autosatisfaction, qui se faisait sentir dans tous les détails, les noms, les dates, les gagnants, les perdants. C’était l’essentiel.
D’autres mondes furent conquis, certains par la Terre, d’autres par Aurora, mais Baley ne s’y intéressait pas, ni à leur histoire. Il cherchait la grande vue d’ensemble et il remarqua les deux importants changements qui avaient eu lieu et avaient écarté plus encore les Aurorains de leur origine terrienne. Ces événements étaient l’intégration croissante des robots dans tous les aspects de la vie et l’extension de l’espérance de vie.
A mesure que les robots devenaient plus avancés et plus divers, les Aurorains comptèrent de plus en plus sur eux, mais jamais au point d’en dépendre entièrement, contrairement à Solaria, se souvint Baley, où très peu d’êtres humains dépendaient d’un très grand nombre de robots. Aurora n’était pas comme ça.
Et pourtant, les Aurorains devenaient de plus en plus dépendants.
En recherchant comme il le faisait une impression intuitive, des tendances et des généralités, Baley s’apercevait que chaque pas fait sur la voie de l’interaction robots-humains semblait axé sur la dépendance. Même la façon par laquelle un consensus avait été atteint sur les droits robotiques, l’abandon progressif de ce que Daneel appelait une distinction inutile, tout était signe de dépendance. Baley avait l’impression que les Aurorains ne devenaient pas plus humains dans leur attitude par affection pour les êtres humains, mais qu’ils niaient la nature robotique des objets afin de pallier l’embarras d’avoir à reconnaître que des êtres humains dépendaient d’appareils à l’intelligence artificielle.
Quant à l’extension de la durée de la vie, elle s’accompagnait d’un ralentissement du cours de l’histoire. Les sommets et les creux s’aplanissaient. Il y avait une continuité croissante et un plus grand consensus.
Indiscutablement, le manuel d’histoire que Baley étudiait devenait de moins en moins intéressant, presque soporifique. Pour ceux qui vivaient cette histoire, ce devait être un bien. L’histoire n’est intéressante que dans la mesure où elle est catastrophique ; si cela rend le spectacle plus intéressant, c’est passablement horrible à vivre. Sans aucun doute, la vie personnelle devait continuer d’être intéressante pour l’immense majorité des Aurorains et si l’interaction collective de ces existences se calmait, qui s’en plaindrait ?
Si le monde de l’Aurore connaissait une paisible journée ensoleillée, qui, sur cette planète, réclamerait des orages ?
A un moment donné, au cours de la projection, Baley éprouva une sensation indéfinissable. S’il avait été forcé de hasarder une description, il aurait dit que c’était une sorte d’inversion momentanée. Comme s’il avait été retourné comme un gant, et puis rendu à sa première forme, au cours d’une infime fraction de seconde.
Cela avait été si fugitif qu’il faillit ne pas le remarquer, ne pas y faire plus attention qu’à un minuscule hoquet isolé.
Ce fut seulement une minute plus tard, peut-être, en songeant soudain avec le recul à la sensation, qu’il se souvint qu’il avait connu cela déjà deux fois, la première en voyageant vers Solaria, l’autre en regagnant la Terre de cette planète.
C’était le « Bond », le passage dans l’hyperespace qui dans un intervalle hors du temps et de l’espace envoyait le vaisseau à travers les parsecs et dépassait la limite de vitesse de la lumière de l’Univers. (Aucun mystère, littéralement, puisque le vaisseau quittait simplement l’Univers et traversait quelque chose où aucune limite de vitesse n’existait ; un mystère total dans le concept, cependant, car il n’y avait aucun moyen de définir ce qu’était l’hyperespace, à moins d’employer des symboles mathématiques impossibles à traduire dans un langage compréhensible.)
Si l’on acceptait le fait que les êtres humains avaient appris à manipuler l’hyperespace sans comprendre ce qu’ils manipulaient, alors l’effet devenait clair. A un moment donné, le vaisseau était dans les micro-parsecs de la Terre et, l’instant suivant, dans les micro-parsecs d’Aurora.
Idéalement, le Bond durait zéro temps – littéralement zéro – et s’il était exécuté avec une parfaite souplesse il n’y avait pas, il ne pouvait pas y avoir, la moindre sensation biologique. Les physiciens affirmaient pourtant que la parfaite souplesse nécessitait une énergie infinie, si bien qu’il y avait toujours un « temps effectif » qui n’était pas absolument zéro, bien que ce temps puisse être rendu aussi bref que l’on voulait. C’était cela qui avait produit la singulière et finalement inoffensive sensation d’inversion.
En s’apercevant soudain qu’il était très loin de la Terre et très près d’Aurora, Baley fut pris du désir de voir la planète où il se rendait.
C’était en partie le désir de voir cet endroit où des gens vivaient, en partie une curiosité naturelle d’une chose qui occupait ses pensées, à la suite de son étude de tous ces livres.
Giskard entra à ce moment, avec le repas du milieu de la période de veille, entre le réveil et le sommeil (que nous appellerons le déjeuner de midi) et annonça :
— Nous approchons d’Aurora, monsieur, mais il ne vous sera pas possible de l’observer de la passerelle. Il n’y a d’ailleurs rien à voir. Le soleil d’Aurora n’est qu’une étoile brillante et nous mettrons plusieurs jours avant d’être assez près d’Aurora pour en distinguer les détails. (Puis il ajouta, comme à la réflexion :) D’ailleurs, à aucun moment il ne vous sera possible de l’observer de la passerelle.
Baley fut bizarrement déconcerté. Apparemment, on supposait qu’il voudrait observer et ce souhait était tout simplement réprimé. Sa présence, en qualité de visiteur, n’était pas désirée.
— Très bien, Giskard, dit-il, et le robot s’en alla.
Baley le suivit des yeux d’un air maussade. Combien d’autres contraintes allait-il subir ? Sa mission était déjà impossible et il se demanda par combien de manières les Aurorains allaient s’arranger pour la rendre encore plus impossible.
III. Giskard
9
Baley se tourna vers Daneel et grommela :
— Ça m’agace, Daneel, de rester prisonnier ici parce que les Aurorains, à bord de ce vaisseau, me considèrent comme une source d’infection. C’est de la superstition pure. J’ai été traité.
— Ce n’est pas parce que les Aurorains ont peur de la contagion que vous êtes prié de rester dans votre cabine, camarade Elijah.
— Ah non ? C’est pourquoi, alors ?
— Vous vous souviendrez peut-être que lorsque nous nous sommes retrouvés ici à bord, Vous m’avez demandé pour quelles raisons j’étais envoyé pour vous escorter. J’ai dit que c’était pour vous donner quelque chose de familier, en guise d’ancre, et pour me faire plaisir. J’allais vous parler de la troisième raison quand Giskard nous a interrompus en apportant les films et la visionneuse, et ensuite nous nous sommes embarqués dans une discussion sur le roboticide.
— Et tu ne m’as jamais donné la troisième raison. Quelle est-elle ?
— Eh bien, camarade Elijah, c’est simplement pour aider à vous protéger.
— Contre quoi ?
— Des passions anormales ont été attisées par l’incident que nous sommes convenus d’appeler un roboticide. Vous avez été appelé à Aurora pour tenter de démontrer l’innocence du Dr Fastolfe et la dramatique de l’Hyperonde…
— Par Jehosaphat, Daneel ! s’exclama Baley furieux. Est-ce qu’on a vu ce truc-là à Aurora aussi ?