— Ceci, dit-il en indiquant un petit rectangle plat qu’il avait à la main, c’est la commande, camarade Elijah. Il suffit de la tenir par les bords, de cette manière, et de les presser légèrement pour la mise en marche. Vous pressez de la même façon pour éteindre.
Daneel pressa le rectangle de contrôle et Baley poussa un cri étranglé.
Il s’attendait à ce que le coffret s’illumine et à y voir la représentation d’un champ d’étoiles. Mais ce ne fut pas ce qui se passa. Brusquement, Baley se trouva dans l’espace – dans l’espace – avec des étoiles étincelantes et fixes dans toutes les directions.
Cela ne dura qu’un instant et puis tout redevint normal : la cabine, la table, Baley, Daneel, le coffret.
— Tous mes regrets, camarade Elijah, dit Daneel. Je l’ai éteint dès que j’ai compris votre malaise. Je ne me rendais pas compte que vous n’étiez pas préparé à l’événement.
— Alors prépare-moi. Qu’est-il arrivé ?
— Cet appareil agit directement sur le centre visuel du cerveau humain. Il n’y a aucun moyen de distinguer l’impression qu’il produit de la réalité tridimensionnelle. C’est un système relativement récent et, jusqu’à présent, il n’a été utilisé que pour des scènes astronomiques qui sont, après tout, pauvres en détail.
— Tu as vu la même chose, Daneel ?
— Oui, mais très mal et sans le réalisme qui frappe un être humain. Je vois un contour vague en surimpression sur le contenu de la pièce, qui reste net, mais on m’a expliqué que les êtres humains ne voient que la scène. Sans aucun doute, quand le cerveau de mes semblables sera encore plus délicatement réglé et amélioré…
Baley avait retrouvé son équilibre.
— Le fait est, Daneel, que je ne voyais réellement rien d’autre. Je n’avais même pas conscience de mon corps. Je ne voyais pas mes mains, je ne sentais pas où elles étaient. J’avais l’impression d’être un esprit désincarné ou… euh… J’imagine que c’est ce que je ressentirais si j’étais mort mais existant encore consciemment dans une sorte d’au-delà immatériel.
— Je comprends maintenant que vous ayez trouvé cela plutôt troublant.
— Très troublant, tu veux dire !
— Je suis navré, camarade Elijah. Je vais demander à Giskard de le remporter.
— Non, non. Je suis préparé, maintenant. Donne-moi ce rectangle… Est-ce que je pourrai éteindre, si je n’ai pas conscience de l’existence de mes doigts ?
— Il restera collé à votre main et vous ne pourrez pas le laisser tomber, camarade Elijah. Le Dr Fastolfe, qui a expérimenté ce phénomène, m’a dit que la pression est automatiquement appliquée quand l’être humain qui le tient désire mettre fin au spectacle. C’est un phénomène automatique, basé sur une manipulation des nerfs, tout comme l’est la vue elle-même. Du moins, c’est ainsi que ça marche pour les Aurorains et j’imagine…
— Les Terriens sont physiologiquement assez semblables aux Aurorains pour que ça marche aussi pour nous. Bon, alors donne-moi la télécommande et je vais essayer.
Avec un petit pincement d’inquiétude au cœur, Baley pressa le bord du rectangle et se retrouva dans l’espace. Cette fois, il s’y attendait et quand il s’aperçut qu’il respirait sans difficulté et qu’il n’avait absolument pas l’impression d’être plongé dans un vide, il fit un effort pour accepter tout cela comme si c’était une illusion d’optique. En respirant assez bruyamment (peut-être pour se convaincre qu’il respirait réellement), il regarda avec curiosité dans toutes les directions.
En se rendant compte soudain qu’il entendait le bruit de sa respiration, il demanda :
— Peux-tu m’entendre, Daneel ?
Baley perçut sa propre voix, un peu lointaine, un peu artificielle mais bien audible.
Puis il entendit celle de Daneel, pas différente au point d’être méconnaissable.
— Oui, je le peux, répondit Daneel. Et vous devriez m’entendre, camarade Elijah. Les sens visuel et kinesthétique sont modifiés pour permettre une plus grande illusion de la réalité, mais le sens auditif reste intact. Dans une large mesure, en tout cas.
— Ma foi, je ne vois que des étoiles, des étoiles ordinaires. Aurora a un soleil. Nous sommes assez près d’Aurora, je pense, pour rendre l’étoile qui est son soleil considérablement plus étincelante que les autres.
— Beaucoup trop éblouissante, camarade Elijah. Elle est effacée, sinon vous souffririez de graves atteintes rétiniennes.
— Alors où est la planète ? Où est Aurora ?
— Voyez-vous la constellation d’Orion ?
— Oui, je la vois… Tu veux dire que nous voyons toujours les constellations telles que nous les découvrons dans le ciel de la Terre ? Comme au planétarium de la Ville ?
— A peu près, oui. Si l’on compte en distances interstellaires, nous ne sommes pas très loin de la Terre et du système solaire dont elle fait partie. Nous avons donc la même vue des étoiles. Sur la Terre, le soleil d’Aurora est appelé Tau Ceti et il n’est qu’à 3,6 parsecs de cette planète… Si vous tracez une ligne imaginaire, de Bételgeuse à l’étoile du milieu de la ceinture d’Orion et si vous continuez sur une longueur égale et encore un peu plus, l’étoile de moyenne luminosité que vous voyez est la planète Aurora. Elle deviendra de plus en plus nette durant les prochains jours, alors que nous nous en approchons rapidement.
Baley la contempla gravement. Ce n’était qu’une étoile parmi d’autres. Aucune flèche lumineuse clignotante ne l’indiquait. Son nom n’avait pas été soigneusement calligraphié autour d’elle.
— Où est le Soleil ? demanda-t-il. L’étoile de la Terre, je veux dire ?
— Il est dans la constellation de la Vierge, telle qu’on la voit d’Aurora. C’est un astre de seconde magnitude. Malheureusement, l’astrosimulateur que nous avons – cet appareil dont nous nous servons – n’est pas très bien informatisé et il ne serait pas facile de vous le désigner. Il ne vous apparaîtrait d’ailleurs que comme une simple étoile ordinaire, comme toutes les autres.
— Peu importe… Je vais éteindre ce truc, maintenant. Si j’ai des ennuis, aide-moi.
Baley n’eut pas le moindre ennui. L’appareil s’éteignit juste au moment où il pensait à le faire et il cligna soudain des yeux dans la lumière vive de la cabine.
Ce fut seulement à ce moment, en retrouvant tous ses sens normaux, qu’il s’aperçut que pendant plusieurs minutes il avait été dans l’espace, sans aucun mur de protection d’aucune sorte, et pourtant il n’avait pas souffert de son agoraphobie terrestre. Il avait été parfaitement à l’aise, une fois sa non-existence acceptée.
Cette pensée l’intrigua et le détourna pendant un certain temps de son visionnage des livres.
Périodiquement, il retournait à l’astrosimulateur et jetait encore un coup d’œil à l’espace, d’un poste d’observation juste en dehors du vaisseau spatial, où lui-même n’était présent nulle part (apparemment). Parfois, cela ne durait qu’un instant, simplement pour se rassurer et s’assurer que le vide infini ne lui causait pas de malaise. Parfois, il se perdait dans le déploiement des étoiles, il essayait distraitement de les compter ou de former des figures géométriques, il savourait assez le plaisir de faire quelque chose qu’il n’aurait jamais pu faire sur la Terre, parce que l’agoraphobie croissante prendrait rapidement le pas sur tout le reste.
Finalement, il devint évident qu’Aurora brillait de plus en plus. Tout d’abord, la planète commença à être facile à repérer parmi les autres points lumineux, puis elle se précisa encore et devint finalement évidente. Ce fut d’abord une fine lamelle de lumière qui, très rapidement, grandit et commença à présenter des phases.