Baley aimait à croire qu’il n’était pas un lâche mais il se trouvait sur une planète inconnue, sans aucun moyen de distinguer l’ami de l’ennemi, sans la moindre possibilité de trouver un réconfort dans des choses familières (à l’exception de Daneel, bien entendu). Dans des moments vitaux, pensa-t-il avec un frisson, il se trouverait sans protection pour l’entourer de sa chaleur et le soulager.
IV. Fastolfe
13
Le Dr Fastolfe, tout souriant, attendait en effet. Il était grand et mince, avec des cheveux châtain clair un peu clairsemés et, bien sûr, il y avait ses oreilles. C’était elles que Baley se rappelait, après trois ans. De grandes oreilles décollées qui donnaient à l’homme un air vaguement comique, une laideur assez plaisante. Elles firent sourire Baley, plus que l’aimable accueil de Fastolfe.
Il se demanda si la technologie médicale auroraine ne s’étendait pas à la petite chirurgie plastique susceptible de rectifier l’aspect déconcertant de ces oreilles… mais il était possible que Fastolfe les aimât ainsi, tout comme elles plaisaient assez à Baley (à son propre étonnement). Que pouvait-on reprocher à une figure qui faisait sourire ?
Peut-être Fastolfe aimait-il plaire au premier abord. A moins qu’il juge utile d’être sous-estimé ? Ou simplement différent ?
— Inspecteur Elijah Baley, dit Fastolfe. Je me souviens très bien de vous, même si je persiste à penser à vous en vous donnant la figure de l’acteur qui vous a incarné.
Baley perdit son sourire.
— Cette dramatique de l’Hyperonde me poursuit, docteur Fastolfe. Si je savais où aller pour y échapper…
— Nulle part, déclara cordialement Fastolfe. Alors si ça ne vous plaît pas, nous allons l’éliminer tout de suite de nos conversations. Je n’en parlerai plus. D’accord ?
— Merci, dit Baley et, avec une brusquerie voulue, il tendit la main droite.
Fastolfe hésita visiblement. Puis il prit la main offerte, la tint un petit moment, pas très longtemps, et dit :
— Je préfère supposer que vous n’êtes pas un sac d’infection ambulant, monsieur Baley. (Sur quoi, contemplant ses propres mains, il ajouta comme à regret :) Je dois avouer, cependant, que mes mains ont été traitées avec une pellicule inerte qui n’est pas particulièrement confortable. Je suis un homme qui partage les craintes irrationnelles de ma société.
Baley haussa les épaules.
— Comme nous tous. Je redoute un peu d’être à l’Extérieur, c’est-à-dire en plein air. A ce propos, je n’aime guère venir à Aurora dans les circonstances présentes.
— Je le comprends fort bien, monsieur Baley. J’ai là une voiture fermée qui vous attend et, quand nous serons chez moi, nous ferons tout notre possible pour vous garder à l’intérieur.
— Merci, mais au cours de mon séjour à Aurora, je pense qu’il me sera nécessaire de retourner dehors à l’occasion. Je m’y suis préparé, au mieux de mes possibilités.
— Je comprends, mais nous ne vous infligerons l’Extérieur que lorsque ce sera indispensable. Ce n’est pas le cas en ce moment, alors, je vous en prie, acceptez d’être enfermé.
La voiture attendait dans l’ombre du tunnel et il y eut à peine une trace de l’Extérieur, en passant de l’un à l’autre. Baley avait conscience de la présence de Daneel et de Giskard derrière lui, bien différents d’aspect mais avec la même attitude grave, la même patience infinie.
Fastolfe ouvrit la portière arrière.
— Montez, je vous en prie.
Baley monta dans la voiture. Daneel le suivit rapidement, tandis que Giskard, presque simultanément et comme si leurs mouvements étaient chorégraphiés, montait par l’autre côté. Baley se trouva coincé entre eux, mais pas d’une manière oppressante. Au contraire, il était heureux de sentir, entre lui et l’Extérieur, la masse solide des deux corps robotiques.
Mais il n’y avait pas d’Extérieur. Fastolfe s’assit à l’avant et, quand la portière se referma sur lui, les vitres devinrent opaques et une douce lumière artificielle baigna l’intérieur de la voiture.
— En général, je ne roule pas de cette façon, monsieur Baley, dit Fastolfe, mais cela ne me gêne pas beaucoup et vous vous sentirez peut-être plus à l’aise. La voiture est complètement informatisée, elle sait où elle va et peut faire face à tous les obstacles et à toutes les contingences. Nous n’avons à intervenir en aucune façon.
Il y eut une imperceptible sensation d’accélération suivie d’un vague sentiment de mouvement qui se remarquait à peine. Fastolfe reprit :
— C’est une route sûre. Je me suis donné énormément de mal pour assurer que le moins de personnes possible sachent que vous êtes dans cette voiture et on ne pourra absolument pas vous y voir. Le trajet en voiture – incidemment, elle se déplace sur un coussin d’air et c’est donc une sorte d’hydroglisseur – ne sera pas long mais, si vous le désirez, vous pouvez en profiter pour vous reposer. Maintenant, vous ne risquez absolument rien.
— Vous parlez comme si vous pensiez que je suis en danger. A bord du vaisseau, j’ai été protégé au point d’être prisonnier, et encore à présent.
Baley contempla le petit intérieur clos du véhicule, dans lequel il était entouré par la carrosserie de métal et les vitres opaques, sans parler de la charpente métallique des deux robots.
Fastolfe rit légèrement.
— J’exagère, je le sais, mais les esprits sont échauffés, à Aurora. Vous arrivez dans un moment de crise et je préfère vous paraître stupide par mon excès de précautions, plutôt que de courir le risque terrible de sous-estimer le danger.
— Vous devez comprendre, je pense, que mon échec ici serait un rude coup pour la Terre, docteur Fastolfe.
— Je le conçois très bien. Je suis tout aussi résolu que vous à éviter cet échec, croyez-moi.
— Certes. Mais il se trouve que mon échec ici, quelles qu’en soient les raisons, aboutira aussi à ma perte personnelle et professionnelle sur la Terre.
Fastolfe se retourna sur son siège et regarda Baley d’un air choqué.
— Vraiment ? Rien ne le justifierait !
— Je suis bien d’accord, mais c’est ainsi. Je deviendrai la cible évidente pour un gouvernement terrestre désespéré.
— Cette idée ne m’est pas du tout venue quand je vous ai demandé, monsieur Baley. Vous pouvez être certain que je ferai tout ce que je pourrai, en toute franchise, affirma Fastolfe et il détourna les yeux. Ce sera assez peu, si nous perdons.
— Je le sais, répliqua sombrement Baley.
Il s’appuya contre le dossier confortable et ferma les yeux. Le mouvement de la voiture se limitait à un léger balancement berceur mais il ne dormit pas. Il réfléchit intensément… pour ce que cela valait.
14
A la fin du trajet, Baley n’eut aucun contact non plus avec l’Extérieur. Quand il sortit du véhicule à coussin d’air, il se trouva dans un garage souterrain et un petit ascenseur le transporta au rez-de-chaussée.
On le fit entrer dans une pièce ensoleillée et, en passant sous les rayons directs du soleil (oui, légèrement orangés) il eut un petit mouvement de recul.
Fastolfe le remarqua.
— Les fenêtres ne sont pas opacifiables, expliqua-t-il, bien qu’elles puissent être assombries. Je le ferai, si vous voulez. J’aurais d’ailleurs dû y penser…
— C’est inutile, grommela Baley. Je leur tournerai simplement le dos. Je dois m’acclimater.
— Si vous voulez, mais prévenez-moi si jamais vous vous sentez mal à l’aise… monsieur Baley, c’est la fin de la matinée, dans cette partie d’Aurora. Je ne sais pas quelle était votre heure personnelle à bord. Si vous êtes debout depuis de nombreuses heures et si vous éprouvez le besoin de dormir, cela peut s’arranger. Si vous êtes bien réveillé et si vous n’avez pas faim, vous n’êtes pas obligé de manger. Toutefois, si vous pensez en être capable, je me ferai un plaisir de vous inviter à déjeuner avec moi dans un petit moment.