— Une œuvre d’art, monsieur Baley, lui dit Fastolfe. Bien trop chère pour ce qu’elle vaut, mais Fanya la voulait. Fanya est ma partenaire actuelle.
— Se joindra-t-elle à nous, docteur Fastolfe ?
— Non, je vous l’ai dit, il n’y aura que nous deux. Je l’ai priée de rester pour le moment dans ses appartements. Je ne veux pas la soumettre au problème qui nous préoccupe. Vous le comprenez, j’espère ?
— Oui, bien sûr.
— Venez. Asseyez-vous, je vous en prie.
Une des tables était mise, avec des assiettes, des coupes et des couverts complexes dont certains étaient nouveaux pour Baley. Au centre, il y avait un assez haut cylindre effilé, qui ressemblait au pion géant d’un jeu d’échecs et paraissait taillé dans une substance rocheuse grise.
Baley, en s’asseyant, ne put résister à l’envie d’allonger le bras pour le toucher du doigt.
Fastolfe sourit.
— C’est un épiceur. Il possède des commandes simples, permettant à la personne qui s’en sert d’ajouter une quantité donnée de n’importe lequel des douze condiments différents, à n’importe quelle partie d’un plat. Pour faire cela correctement, on prend l’épiceur et on se livre à certaines évolutions assez complexes, qui n’ont aucune signification en soi mais qui sont extrêmement appréciées par les Aurorains distingués, et symbolisent pour eux la grâce et la délicatesse avec lesquelles chaque repas doit être servi. Quand j’étais plus jeune, je savais, avec le pouce et deux doigts, faire la triple évolution et produire du sel à l’instant où l’épiceur touchait le creux de ma main. Si j’essayais maintenant, je risquerais fort d’assommer mon invité. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de ne pas le tenter.
— Je vous supplie de n’en rien faire, docteur Fastolfe !
Un robot plaça la salade sur la table, un autre apporta un plateau de jus de fruits, un troisième le pain et le fromage, le quatrième déplia les serviettes. Tous les quatre coordonnaient leurs mouvements à la perfection, ils ne se heurtaient jamais et évoluaient sans la moindre difficulté. Baley les observa avec stupéfaction.
Ils se trouvèrent enfin, sans aucune concertation apparente, chacun d’un côté de la table. Ils reculèrent ensemble, s’inclinèrent et pivotèrent à l’unisson, et retournèrent vers les niches le long du mur du fond. Baley s’aperçut alors de la présence de Daneel et de Giskard dans la pièce. Il ne les avait pas vus entrer. Ils attendaient dans des niches qui, on ne sait comment, étaient apparues dans le mur au champ de blé, Daneel étant le plus près de la table.
— Maintenant qu’ils sont partis…, dit Fastolfe, puis il s’interrompit et secoua légèrement la tête d’un air confus. Sauf qu’ils ne sont pas partis. Généralement, il est d’usage que les robots s’en aillent avant que le déjeuner commence réellement. Les robots ne mangent pas. Les êtres humains, si. Il est donc logique que ceux qui mangent le fassent et que ceux qui ne mangent pas disparaissent. C’est devenu un rite de plus. Il serait inconcevable de manger avant le départ des robots. Mais dans ce cas précis…
— Ils ne sont pas partis.
— Non. J’ai pensé que la sécurité passait avant l’étiquette et aussi que, puisque vous n’êtes pas aurorain, vous ne vous en formaliseriez pas.
Baley attendit que Fastolfe commence. Le savant prit une fourchette et Baley l’imita. Fastolfe s’en servit, lentement, permettant à Baley de voir exactement comment il s’y prenait.
Avec précaution, Baley mordit dans une queue de langoustine et la trouva délicieuse. Il reconnaissait le goût, un peu comme celui de la pâte de langoustine en tube produite sur la Terre, mais infiniment plus subtil et savoureux. Il mâcha lentement et, pendant un moment, malgré sa hâte de commencer son enquête tout en déjeunant, il trouva tout à fait impensable de faire autre chose que d’accorder son attention au menu.
Ce fut d’ailleurs Fastolfe qui fit le premier pas.
— Ne devrions-nous pas commencer à aborder notre problème, monsieur Baley ?
Baley se sentit rougir légèrement.
— Si, certainement. Je vous demande pardon. Votre cuisine auroraine m’a surpris, et il m’a été difficile de penser à autre chose… Le problème, docteur Fastolfe, est votre œuvre, je crois ?
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Quelqu’un a commis un roboticide d’une manière exigeant de très grandes connaissances techniques, à ce que l’on m’a dit.
— Roboticide ? Un mot amusant, dit Fastolfe en souriant. Naturellement, je comprends ce que vous entendez par là… Oui, on vous a bien renseigné. La méthode employée exige d’énormes connaissances techniques.
— Et vous seul en possédez assez pour accomplir cela, à ce que l’on m’a dit aussi.
— On ne vous a pas trompé non plus.
— Vous avouez vous-même – en fait, vous insistez – que vous seul avez pu provoquer chez Jander le gel mental.
— J’affirme ce qui, après tout, est la vérité. Il ne me servirait à rien de mentir, même si j’étais capable de m’y résoudre. Tout le monde sait que je suis le plus remarquable théoricien robotique de tous les cinquante mondes.
— Néanmoins, docteur Fastolfe, est-ce que le second meilleur théoricien robotique de tous les mondes, ou le troisième meilleur, ou même le quinzième, ne pourrait posséder l’habileté et les connaissances nécessaires pour commettre ce forfait ? Est-ce que cela exige réellement tout l’art et toutes les connaissances du premier, du meilleur ?
Fastolfe répondit calmement :
— A mon avis, cela exige vraiment tout l’art et toutes les connaissances du meilleur. Je vous dirai même que, encore une fois à mon avis, je ne pourrais moi-même accomplir cela que dans un de mes bons jours. N’oubliez pas que les plus grands cerveaux de la robotique – le mien inclus – ont effectué des recherches particulières pour concevoir des cerveaux positroniques qui ne peuvent pas être poussés à un gel mental.
— Vous en êtes bien certain ? Absolument certain ?
— Absolument.
— Et vous l’avez déclaré publiquement ?
— Naturellement. Mon cher Terrien, une enquête publique a été ordonnée. On m’a posé les mêmes questions que celles que vous me posez actuellement et j’ai répondu franchement. C’est une coutume auroraine de dire la vérité.
— Pas un instant je ne doute que vous ayez répondu par la vérité. Mais n’avez-vous pas été un peu poussé par un orgueil bien naturel de votre réussite ? Cela aussi pourrait être typiquement aurorain, non ?
— Vous voulez dire que ma vive envie d’être considéré comme le meilleur m’aurait fait mettre volontairement dans une position où tout le monde serait forcé de conclure que c’était moi qui avais gelé Jander ?
— J’ai l’impression que vous êtes un homme qui serait prêt à risquer sa haute position politique et mondaine, à condition que sa réputation scientifique demeure intacte.
— Je vois… Vous avez une tournure d’esprit intéressante, monsieur Baley. Cette idée ne me serait pas venue. Si l’on me donnait à choisir entre reconnaître qu’il y a meilleur que moi et m’avouer coupable d’un roboticide, comme vous dites, vous êtes d’avis que je choisirais les aveux en connaissance de cause ?
— Non, docteur Fastolfe, je ne souhaite pas présenter l’affaire d’une manière aussi simpliste. N’est-il pas possible que vous vous abusiez en pensant que vous êtes le plus grand de tous les roboticiens, que vous n’avez pas d’égal, et que vous vous cramponniez à tout prix à cette opinion parce que vous sentez inconsciemment – je dis bien inconsciemment, docteur Fastolfe – qu’en réalité vous êtes sur le point d’être dépassé, ou que vous avez déjà été dépassé par d’autres ?