Le robot ne pouvait pas se défendre, dans le premier cas, ni témoigner dans le second.
Baley avança rapidement et se plaça entre le robot et le premier des galopins. Il sauta de côté sur une bretelle plus rapide, leva son bras plus haut comme pour mieux se protéger du vent et, dans l’affaire, le garçon fut délogé et poussé sur une bande roulante plus lente à laquelle il n’était pas préparé. Il poussa un cri de protestation et s’étala les quatre fers en l’air. Les autres s’arrêtèrent, évaluèrent très vite la situation et firent demi-tour.
— Sur la Voie Express, boy, dit Baley.
Le robot hésita brièvement. Les robots non accompagnés n’étaient pas autorisés sur cette voie. L’ordre de Baley était cependant ferme, alors il monta à bord. Baley le suivit, ce qui soulagea grandement la tension du robot.
Baley avança avec brusquerie dans la foule des usagers, en poussant R. Geronimo devant lui, jusqu’au niveau supérieur moins bondé. Là, il se retint à la barre verticale et garda son pied sur celui du robot, en foudroyant de nouveau du regard tous les curieux.
Au bout de quinze kilomètres et demi, il arriva au point le plus rapproché du Central de la police et sauta de la Voie, R. Geronimo avec lui. Le robot n’avait pas été touché, pas une égratignure, rien. Baley le remit à la porte et on lui donna un reçu ; il vérifia soigneusement la date, l’heure et le numéro matricule du robot avant de le ranger dans son portefeuille. Avant la fin de la journée, il irait s’assurer que la transaction avait bien été enregistrée par l’ordinateur.
Maintenant, il allait voir le préfet et il le connaissait ! Le moindre faux pas de Baley serait un excellent prétexte à sanctions. C’était un homme dur, le préfet. Il considérait les triomphes passés de Baley comme une offense personnelle.
3
Le préfet s’appelait Wilson Roth. Il occupait cette fonction depuis deux ans et demi, succédant à Julius Enderby qui avait démissionné après que le scandale provoqué par l’assassinat d’un Spatien fut suffisamment apaisé pour lui permettre de présenter sa démission sans trop de risques.
Baley ne s’était jamais très bien adapté au changement. Julius, malgré tous ses défauts, avait été son ami autant que son supérieur ; Roth n’était qu’un supérieur. Il n’était même pas de la Ville. Pas de cette Ville-ci. Il avait été amené de l’Extérieur.
Roth n’était ni exceptionnellement grand ni anormalement gros mais il avait une grosse tête posée sur un cou qui semblait toujours se pencher sur son torse. Cela le faisait paraître lourd ; le corps lourd et la main lourde. Il avait même des paupières lourdes cachant à demi ses yeux.
On aurait pu le croire plus ou moins endormi, mais rien ne lui échappait. Baley s’en était très vite aperçu, après l’entrée en fonction de Roth. Il ne se faisait aucune illusion et savait que le préfet ne l’aimait pas. Lui-même d’ailleurs le lui rendait bien. L’animosité était mutuelle.
Roth n’avait pas la mine maussade, cela ne lui arrivait jamais, mais ses mots n’exprimaient pas non plus le plaisir.
— Baley, pourquoi est-il si difficile de vous trouver ? demanda-t-il.
D’une voix soigneusement empreinte de respect, Baley répondit :
— C’est mon après-midi de congé, monsieur le préfet.
— Ah oui, votre droit C-7. Vous avez entendu parler du Waver, je présume ? Un appareil qui capte les messages officiels ? Vous êtes soumis à un rappel même pendant vos congés.
— Je ne l’ignore pas, monsieur le préfet, mais le port du Waver n’est plus exigé. Nous pouvons être joints sans l’appareil.
— A l’intérieur de la Ville, certes, mais vous étiez à l’Extérieur… si je ne me trompe pas ?
— Vous ne vous trompez pas, monsieur le préfet. J’étais à l’Extérieur… Le règlement ne stipule pas que, dans ce cas, je doive me munir d’un Waver.
— Vous vous abritez derrière la lettre de la loi, il me semble.
— Oui, monsieur le préfet, répondit calmement Baley.
Le préfet se leva, puissant et vaguement menaçant, et s’assit sur un coin du bureau. La fenêtre donnant sur l’Extérieur, qu’Enderby avait fait percer, avait été murée et repeinte depuis longtemps. Dans cette pièce entièrement close (et plus chaude, plus confortable pour cela), le préfet paraissait d’autant plus grand.
Sans élever la voix, il dit :
— Vous comptez sur la reconnaissance de la Terre, Baley, je crois.
— Je compte faire mon travail de mon mieux, monsieur le préfet, et conformément aux règlements.
— Et sur la reconnaissance de la Terre quand vous tournez l’esprit de ces règlements.
Baley ne répondit pas.
— On estime que vous avez été très bien, dans l’affaire Sarton, il y a trois ans.
— Merci, monsieur le préfet. Le démantèlement de Spacetown en a été une conséquence, je crois.
— En effet, et toute la Terre a applaudi. On estime aussi que vous vous êtes très bien comporté sur Solaria il y a deux ans et, avant que vous me le rappeliez, le résultat a été une révision de certaines clauses des traités d’échanges avec les mondes spatiens, au considérable avantage de la Terre.
— Je pense que c’est officiel, monsieur le préfet.
— Et à la suite de tout cela, vous êtes un héros.
— Je n’ai pas cette prétention.
— Vous avez bénéficié de deux promotions, une à la suite de chaque affaire. Il y a même eu une dramatique en Hyperonde, basée sur les événements de Solaria.
— Qui a été produite sans mon autorisation et contre ma volonté, monsieur le préfet.
— Mais qui a néanmoins fait de vous une espèce de héros.
Baley haussa les épaules.
Le préfet, après avoir attendu pendant quelques secondes un commentaire moins muet, reprit :
— Mais depuis près de deux ans, vous n’avez rien fait d’important.
— Il est normal que la Terre demande ce que j’ai fait pour elle dernièrement.
— Précisément. Elle le demande probablement. Elle sait que vous êtes un meneur de cette nouvelle mode de s’aventurer à l’Extérieur, de tripoter le sol et de jouer au robot.
— Ce n’est pas interdit.
— Tout ce qui n’est pas interdit n’est pas forcément admirable. Il est possible que notre peuple vous juge aussi excentrique qu’héroïque.
— C’est peut-être conforme à ma propre opinion de moi-même, répliqua Baley.
— Le public a la mémoire notoirement courte. Dans votre cas, le héros disparaît vite derrière l’excentrique si bien que, si vous commettez une erreur, vous aurez de graves ennuis. La réputation sur laquelle vous comptez…
— Sauf votre respect, monsieur le préfet, je ne compte pas sur elle.
— La réputation sur laquelle les Services de Police pensent que vous comptez ne vous sauvera pas et moi, je serai incapable de vous sauver.
L’ombre d’un sourire passa un bref instant sur les traits durs de Baley.
— Je ne voudrais pas, monsieur le préfet, que vous risquiez votre position en tentant follement de me sauver.
Le préfet haussa les épaules et se permit un sourire tout aussi vague et fugace.
— Inutile de vous inquiéter à ce sujet.
— Alors pourquoi me dites-vous tout cela, monsieur le préfet ?
— A titre d’avertissement. Je ne cherche pas à vous démolir, vous savez, alors je vous avertis. Une fois. Vous allez être mêlé à une affaire très délicate, dans laquelle vous pourriez facilement commettre une erreur, et je vous avertis que vous ne devez pas en commettre, ajouta le préfet, et cette fois son sourire fut franc et ses traits se détendirent.