Baley la regarda dans les yeux.
— Je suis allé sur Solaria et je n’ai fait aucun mal. Au contraire…
— Oui, je sais, mais vous y étiez à la demande des Spatiens, ce qui était éloigné de bien des parsecs de notre requête. Vous devez le comprendre.
Baley garda le silence. Elle laissa échapper un petit reniflement, indiquant qu’elle n’était pas surprise.
— La situation a empiré depuis que votre première demande a été présentée au vice-ministre, et ignorée comme il se devait. Elle a particulièrement empiré le mois dernier.
— Est-ce la raison de cette conférence, madame ?
— Vous impatienteriez-vous ? demanda-t-elle ironiquement. Est-ce que vous m’ordonneriez d’en venir au fait ?
— Non, madame.
— Mais si, c’est certain. Et pourquoi pas ? Je deviens lassante. Permettez-moi d’aborder le fait en vous demandant si vous connaissez le Dr Han Fastolfe.
Baley répondit avec prudence :
— Je l’ai rencontré une seule fois, il y a près de trois ans, dans ce qui était alors Spacetown.
— Il vous plaisait, je crois ?
— Je l’ai trouvé amical, pour un Spatien.
Encore une fois, elle renifla légèrement.
— Je le conçois. Savez-vous qu’il est devenu une importante puissance politique à Aurora, depuis deux ans ?
— J’ai entendu dire par… un partenaire que j’avais à l’époque, qu’il faisait partie du gouvernement.
— Par R. Daneel Olivaw, votre ami le robot spatien ?
— Mon ex-partenaire, madame.
— Lorsque vous avez résolu un petit problème concernant deux mathématiciens à bord d’un vaisseau spatien ?
Baley hocha la tête.
— Oui, madame.
— Nous nous tenons informés, à ce que vous voyez. Han Fastolfe a été plus ou moins, depuis deux ans, le phare du gouvernement aurorain, un personnage important de leur législature et on parle même de lui comme d’un futur président possible… Le président, vous savez, est ce qui s’approche le plus d’un chef de l’exécutif, pour les Aurorains.
— Oui, madame, dit Baley en se demandant si elle allait en venir à cette affaire très délicate dont parlait le préfet.
Mais Demachek ne paraissait pas pressée.
— Fastolfe, dit-elle, est un… modéré. C’est lui qui le dit. Il estime qu’Aurora, et les mondes spatiens, en général, sont allés trop loin dans leur direction, tout comme vous-même estimez peut-être que nous, sur Terre, sommes allés trop loin dans la nôtre. Il souhaite un retour en arrière, vers moins de robotique, vers une relève plus rapide des générations, une alliance et une amitié avec la Terre. Naturellement, nous le soutenons, mais très discrètement. Si nous étions trop démonstratifs dans notre estime, cela pourrait lui nuire dangereusement.
— Je crois qu’il soutiendrait l’exploration d’autres mondes et leur colonisation par la Terre.
— Je le crois aussi. J’ai dans l’idée qu’il vous l’a dit.
— Oui, madame. Quand nous nous sommes vus. Demachek joignit les mains et posa son menton sur le bout de ses doigts.
— Pensez-vous qu’il représente l’opinion publique des mondes spatiens ?
— Je ne sais pas, madame.
— Je crains que non. Ses partisans sont tièdes. Ses adversaires sont ardents et nombreux. C’est uniquement grâce à ses talents politiques et à sa personnalité chaleureuse qu’il reste aussi près du pouvoir. Sa plus grande faiblesse, naturellement, c’est sa sympathie pour la Terre. On s’en sert constamment contre lui et cela influence beaucoup de gens qui partageaient ses opinions sur tous les autres points. Si vous étiez envoyé à Aurora, la moindre erreur que vous commettriez renforcerait les sentiments anti-Terre et affaiblirait par conséquent sa position, fatalement peut-être. La Terre ne peut donc pas courir ce risque.
— Je vois, marmonna Baley.
— Fastolfe accepte de prendre le risque. C’est lui qui s’est arrangé pour vous faire venir à Solaria à un moment où sa puissance politique commençait à peine et où il était très vulnérable. Mais aussi, il n’avait que son pouvoir personnel à perdre alors que nous avons à nous soucier du bien de huit milliards de Terriens. C’est ce qui rend la situation politique actuelle dramatiquement délicate.
Elle s’interrompit et, finalement, Baley fut contraint de poser la question.
— A quelle situation faites-vous allusion, madame ?
— Il semblerait, répondit Demachek, que Fastolfe soit impliqué dans un scandale sans précédent. S’il est maladroit, il se détruira politiquement en l’espace de quelques semaines. S’il est suprêmement habile, peut-être tiendra-t-il encore quelques mois. Tôt ou tard, il pourrait être anéanti, en tant que force politique à Aurora, ce qui serait catastrophique pour la Terre, voyez-vous.
— Puis-je demander de quoi il est accusé ? De corruption ? De trahison ?
— Rien d’aussi banal. D’ailleurs, même ses amis ne mettent pas en doute son intégrité personnelle.
— Un crime passionnel, alors ? Un assassinat ?
— Pas tout à fait un assassinat.
— Je ne comprends pas, madame.
— Il y a des êtres humains sur Aurora, monsieur Baley. Et il y a aussi des robots, la plupart ressemblant aux nôtres, guère plus avancés dans la plupart des cas. Cependant, il existe quelques robots anthropoïdes, des robots à la forme tellement humaine qu’on peut les prendre pour des humains.
Baley hocha la tête.
— Je le sais fort bien.
— Je suppose que la destruction d’un robot de ce type n’est pas précisément un assassinat, dans la stricte acception du mot.
Baley se pencha en avant, en ouvrant de grands yeux, et s’écria :
— Par Jehosaphat, femme ! Cessez de jouer au chat et à la souris ! Est-ce que vous voulez me dire que le Dr Fastolfe a tué R. Daneel ?
Roth se leva d’un bond et parut sur le point de se jeter sur Baley mais le sous-secrétaire Demachek l’écarta d’un geste. Elle gardait tout son calme.
— Compte tenu des circonstances, dit-elle, je vous pardonne votre manque de respect, monsieur Baley. Non, R. Daneel n’a pas été tué. Il n’est pas le seul robot anthropoïde d’Aurora. Un autre, comme lui, a été tué si vous voulez employer le mot dans un sens élargi. Pour être plus précise, son esprit a été totalement détruit ; il a été placé en robloc, définitivement et irréversiblement.
— Et on en accuse le Dr Fastolfe ?
— Ses ennemis l’accusent. Les extrémistes, qui veulent que seuls les Spatiens se répandent dans la Galaxie, qui souhaitent faire disparaître les Terriens de l’Univers, affirment qu’il est coupable. Si ces extrémistes arrivent à manipuler une autre élection dans les prochaines semaines, ils s’empareront certainement de tout le contrôle du gouvernement, avec des résultats inimaginables.
— Pourquoi ce robot a-t-il une telle importance politique ? Je ne comprends pas.
— Je n’en suis pas certaine moi-même. Je ne prétends pas comprendre la politique auroraine. Je crois comprendre que les anthropoïdes étaient mêlés en quelque sorte aux plans des extrémistes et que cette destruction les a rendus furieux. (Elle fronça le nez.) Je trouve leur politique très déconcertante et je ne ferais que vous égarer en essayant de l’interpréter.
Baley fit un effort pour se maîtriser sous le regard appuyé du sous-secrétaire. Il demanda à voix basse :