— Pourquoi suis-je ici ?
— A cause de Fastolfe. Une fois déjà, vous êtes allé dans l’espace afin de résoudre une affaire de meurtre et vous avez réussi. Fastolfe veut que vous tentiez l’aventure encore une fois. Vous devez aller à Aurora et découvrir qui est responsable du robloc. Il pense que c’est sa seule chance de renverser le courant d’opinion.
— Je ne suis pas roboticien. Je ne sais rien d’Aurora…
— Vous né saviez rien de Solaria non plus, pourtant vous vous êtes débrouillé. Le fait est, Baley, que nous tenons vivement à découvrir ce qui s’est réellement passé, tout autant que Fastolfe. Nous ne voulons pas qu’il soit abattu. S’il l’était, la Terre serait victime de l’hostilité de ces extrémistes spatiens, plus grande que tout ce que nous avons subi jusqu’ici. Nous ne voulons pas que cela arrive.
— Je ne puis assumer cette responsabilité, madame. La mission est…
— Pratiquement impossible. Nous le savons mais nous n’avons pas le choix. Fastolfe insiste et, pour le moment, il a derrière lui le gouvernement aurorain : Si vous refusez d’y aller, ou si nous refusons de vous laisser partir, nous aurons à affronter la fureur d’Aurora. Si vous y allez, et si vous réussissez, nous serons sauvés et vous serez récompensé en conséquence.
— Et si j’échoue ?
— Nous ferons de notre mieux pour faire en sorte que la responsabilité soit uniquement la vôtre et pas celle de la Terre.
— Autrement dit, notre gouvernement sauvera sa peau.
— Il serait plus charitable de dire que vous serez jeté aux loups dans l’espoir que la Terre n’aura pas trop à souffrir. Un homme n’est pas un prix trop élevé à payer pour notre planète.
— Il me semble que puisque je suis certain d’échouer, je ferais mieux de ne pas y aller.
— Vous savez bien que c’est impossible, répliqua Demachek d’une voix posée. Aurora vous réclame et vous ne pouvez refuser… Et pourquoi le voudriez-vous ? Voilà deux ans que vous cherchez à aller sur Aurora et que vous vous irritez de ne pas obtenir notre autorisation.
— Je voulais y aller, pacifiquement, pour solliciter de l’aide pour notre établissement sur d’autres mondes, pas pour…
— Vous pourrez quand même essayer d’obtenir leur aide, pour votre rêve de colonisation, Baley. Après tout, supposons que vous réussissiez. Ce sera peut-être le cas. Alors Fastolfe vous devra une fière chandelle et fera plus pour vous, infiniment plus, qu’il n’aurait fait autrement. Et nous serions nous-mêmes assez reconnaissants pour vous aider. Est-ce que cela ne vaut pas le risque ? Même si vos chances de réussite sont bien faibles, ces chances seraient inexistantes si vous n’y alliez pas. Réfléchissez à cela, Baley, je vous en prie… mais pas pendant longtemps.
Baley pinça les lèvres et finalement, comprenant qu’il n’avait pas le choix, il demanda :
— Combien de temps ai-je pour…
Demachek l’interrompit calmement :
— Voyons, est-ce que je ne viens pas de vous expliquer que nous n’avons pas le choix, et pas le temps non plus ? Vous partez dans un peu moins de six heures.
5
Le cosmoport était situé à l’est de la Ville, dans un secteur quasi désert qui était, strictement parlant, à l’Extérieur. Mais cela était compensé par le fait que les bureaux, les guichets et les salles d’attente se trouvaient dans la Ville et que l’on approchait des vaisseaux dans des véhicules, par un passage couvert. Traditionnellement, tous les lancements avaient lieu la nuit, si bien que l’obscurité atténuait aussi l’effet de l’Extérieur.
Le cosmoport n’était pas très animé, si l’on considérait la population de la Terre. Les Terriens quittaient très rarement la planète et le trafic se réduisait surtout à une activité commerciale dirigée par des robots et des Spatiens.
Elijah Baley, attendant que le vaisseau soit prêt pour l’embarquement, se sentait déjà coupé de la Terre.
Bentley était assis à côté de lui et tous deux se taisaient, plongés dans de sombres pensées. Finalement, Ben marmonna :
— Je ne pensais pas que maman voudrait venir.
— Je ne le pensais pas non plus. Je me souviens de son attitude quand je suis allé à Solaria. Ceci n’est pas différent.
— Est-ce que tu as réussi à la calmer ?
— J’ai fait ce que j’ai pu, Ben. Elle s’imagine que mon vaisseau va s’écraser ou que les Spatiens me tueront, une fois que je serai à Aurora.
— Tu es revenu de Solaria.
— Elle n’en redoute que plus que je prenne un second risque. Elle pense que la chance m’abandonnera. Cependant, elle se remettra. Occupe-toi d’elle, Ben. Passe le plus de temps possible avec elle et, quoi que tu fasses, ne parle pas de partir coloniser une nouvelle planète. C’est surtout ça qui l’inquiète, tu sais. Elle a peur que tu partes bientôt, dans les années qui viennent. Elle sait qu’elle ne pourra pas y aller et croit qu’elle ne te reverra plus.
— Ça se pourrait, dit le jeune homme. C’est bien ce qui pourrait se passer.
— Tu peux facilement affronter ça, peut-être, mais pas elle, alors n’en parle pas pendant mon absence. D’accord ?
— D’accord… Je crois que c’est Gladïa qui l’inquiète un peu.
Baley se redressa vivement.
— Est-ce que tu as…
— Je n’ai pas dit un mot. Mais elle a vu ce truc en Hyperonde, tu sais, et elle sait que Gladïa est sur Aurora.
— Et alors ? C’est une grande planète. Tu te figures qu’elle va m’attendre au cosmoport ?… Par Jehosaphat, Ben, elle ne sait donc pas que cette fichue dramatique était de la fiction, pour les neuf dixièmes ?
Ben changea de conversation.
— Ça fait tout drôle de te voir assis là sans aucun bagage.
— J’en ai déjà dix fois trop. J’ai les vêtements que je porte, n’est-ce pas ? Ils m’en débarrasseront dès que je serai à bord, pour les traiter chimiquement et les larguer dans l’espace. Ensuite, ils me fourniront toute une garde-robe entièrement neuve, après m’avoir personnellement désinfecté, nettoyé et astiqué, à l’intérieur comme à l’extérieur. Je suis déjà passé par là.
Le silence retomba, et Ben hasarda :
— Tu sais, papa…
Il s’interrompit, fit une nouvelle tentative, et n’alla pas plus loin. Baley le regarda fixement.
— Qu’est-ce que tu cherches à me dire, Ben ?
— Ma foi, papa, je suis peut-être idiot de te dire ça, mais je crois que je le dois. Tu n’as pas l’étoffe d’un héros. Même moi, je ne l’ai jamais pensé. Tu es un chic type et le meilleur père qu’on puisse rêver, mais tu n’es pas du genre héros.
Baley grogna.
— Tout de même, poursuivit Ben, quand on réfléchit, c’est bien toi qui as effacé Spacetown de la carte ; c’est toi qui as amené Aurora dans notre camp ; c’est toi qui as mis en train tout ce projet de colonisation d’autres mondes. Tu as fait plus pour la Terre, papa, que tous les gens du gouvernement réunis. Alors pourquoi n’es-tu pas plus apprécié ?
— Parce que je ne suis pas du genre héros et parce qu’on m’a imposé ce stupide spectacle en Hyperonde. Ça a fait de moi l’ennemi de tous les policiers sans exception ; ça a bouleversé ta mère et m’a affublé d’une réputation à laquelle je suis incapable de faire honneur.
Le voyant s’alluma sur son communicateur-bracelet et il se leva.
— Il faut que j’y aille, maintenant, Ben.
— Je sais. Mais ce que je voulais te dire, papa, c’est que moi, je t’apprécie. Et cette fois, quand tu reviendras, ce ne sera pas seulement moi mais tout le monde.
Baley se sentit fondre. Il hocha simplement la tête, posa une main sur l’épaule de son fils et marmonna :