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— Oui, monsieur.

— Et une visionneuse.

— Bien, monsieur.

Le robot sortit par la porte à double battant et Baley pinça les lèvres en secouant un peu la tête. Lors de son voyage à Solaria, pas un instant l’idée ne lui était venue de passer le temps perdu dans la traversée de l’espace à apprendre quelque chose d’utile. Il avait fait des progrès, depuis deux ans.

Il tenta d’ouvrir la porte par où venait de passer le robot. Elle était fermée à clef et elle ne bougea absolument pas. Le contraire l’aurait profondément surpris.

Il visita sa cabine. Il y avait un écran d’hypervision. Il tourna distraitement des boutons, reçut une bouffée de musique tonitruante et parvint au bout d’un moment à baisser le son. Il écouta avec réprobation. Métallique et discordant. Les instruments de l’orchestre paraissaient vaguement déformés.

Il toucha d’autres boutons et réussit finalement à changer de vue. Il assista alors à une partie de football manifestement disputée dans des conditions de gravité zéro. Le ballon volait en ligne droite et les joueurs (trop nombreux dans chaque camp, avec des ailerons sur le dos, aux coudes et aux genoux qui devaient servir à contrôler les mouvements) s’élevaient et planaient avec grâce. Les mouvements insolites lui donnèrent le vertige. Il se pencha et venait de découvrir le bouton d’arrêt quand il entendit la porte s’ouvrir derrière lui.

Il se retourna. Comme il s’attendait tellement à voir R. Giskard, il n’eut au premier abord que la perception de quelqu’un qui n’était pas R. Giskard. Il lui fallut un instant ou deux pour s’apercevoir qu’il avait devant lui une forme totalement humaine, avec une tête, une figure aux pommettes saillantes et des cheveux courts, couleur de bronze, coiffés en arrière, quelqu’un de bien habillé, dans des vêtements de coupe et de couleur discrètes.

— Nom de Jehosaphat ! s’exclama Baley d’une voix étranglée.

— Camarade Elijah, dit l’autre en s’avançant, avec un petit sourire.

— Daneel ! cria Baley en serrant le robot dans ses bras. Daneel !

7

Baley continuait de serrer Daneel dans ses bras, Daneel, le seul objet familier inattendu à bord, le seul lien solide avec le passé. Il se cramponnait à lui dans un débordement d’affection et de soulagement.

Enfin, petit à petit, il se ressaisit, remit de l’ordre dans ses pensées et se rendit compte qu’il n’enlaçait pas Daneel mais R. Daneel, Robot Daneel Olivaw. Il embrassait un robot, et le robot l’enlaçait légèrement, en se laissant étreindre, jugeant que ce geste faisait plaisir à un être humain et supportant cela parce que le potentiel positronique de son cerveau le mettait dans l’impossibilité de repousser l’accolade, au risque de causer de la déception et de l’embarras à l’être humain.

La Première Loi inviolable de la Robotique stipulait : « Un robot ne doit pas faire de mal à un être humain », et repousser une manifestation d’amitié ferait du mal.

Lentement, pour ne rien montrer de son chagrin, Baley relâcha son étreinte. Il donna une dernière petite tape affectueuse sur chaque épaule du robot, pour qu’il n’y ait pas de honte apparente dans son recul.

— Je ne t’ai pas vu, Daneel, depuis que tu as amené ce vaisseau sur la Terre avec les deux mathématiciens. Tu te souviens ?

— Certainement, camarade Elijah. C’est un plaisir de vous revoir.

— Tu ressens de l’émotion, n’est-ce pas ? demanda Baley d’un ton léger.

— Je ne peux pas dire ce que je ressens dans un sens humain, camarade Elijah. Je puis dire, cependant, que votre vue semble faciliter le déroulement de ma pensée et que l’attraction gravifique sur mon corps me paraît assaillir mes sens avec moins d’insistance. Il y a aussi d’autres changements que je puis identifier. J’imagine que ce que je ressens correspond à ce que vous éprouvez peut-être quand vous avez du plaisir.

Baley hocha la tête.

— Si ce que tu peux éprouver en me voyant, mon vieux partenaire, te paraît préférable à ce que tu éprouves quand tu ne me vois pas, cela me convient très bien. Tu comprends ce que je veux dire. Mais comment se fait-il que tu sois ici ?

— Giskard Reventlov vous a certifié…

R. Daneel hésita et Baley compléta, ironiquement :

— Purifié ?

— Désinfecté, rectifia R. Daneel. J’ai jugé approprié d’entrer, par conséquent.

— Voyons, tu ne crains sûrement pas la contagion !

— Pas du tout, camarade Elijah, mais d’autres, à bord, pourraient alors ne pas vouloir que je m’approche d’eux. Les gens d’Aurora sont sensibles aux risques d’infection, parfois à un point qui dépasse une estimation rationnelle des probabilités.

— Je comprends, mais je ne te demande pas pourquoi tu es ici dans cette cabine. Je veux savoir ce que tu fais à bord.

— Le Dr Fastolfe, à la maison de qui j’appartiens, m’a donné l’ordre d’embarquer sur ce vaisseau envoyé pour vous chercher et cela pour plusieurs raisons. En fait, il est souhaitable, à son avis, de porter immédiatement à votre connaissance un article en particulier, concernant ce qui sera, il en est certain, une mission difficile pour vous.

— C’est très gentil de sa part. Je l’en remercie. R. Daneel s’inclina gravement.

— Le Dr Fastolfe estimait aussi que cette rencontre me procurerait… des sensations appropriées.

— Du plaisir, tu veux dire, Daneel.

— Comme je suis autorisé à employer le mot, oui. Et, une troisième raison, la plus importante…

A ce moment, la porte se rouvrit et R. Giskard entra.

Baley tourna la tête vers lui, avec irritation. On ne pouvait s’y tromper, R. Giskard était bien un robot et sa présence soulignait, en quelque sorte, le robotisme de Daneel (R. Daneel, pensa soudain Baley), même si Daneel était de loin supérieur à l’autre. Baley ne voulait pas que le robotisme de Daneel soit souligné ; il ne voulait pas se sentir humilié de ne pouvoir considérer Daneel comme autre chose qu’un être humain au langage quelque peu ampoulé.

— Eh bien, qu’est-ce que c’est, boy ? demanda-t-il avec impatience.

— J’ai apporté les films que vous désirez voir, monsieur, et la visionneuse.

— Eh bien, posez-les là, posez-les. Et inutile de rester ». Daneel est avec moi.

— Oui, monsieur.

Les yeux du robot (vaguement lumineux, remarqua Baley, alors que ceux de Daneel ne l’étaient pas) se tournèrent vers R. Daneel, comme pour demander des ordres à un être supérieur.

R. Daneel lui dit aimablement :

— Il serait approprié, ami Giskard, que tu restes devant la porte.

— C’est ce que je ferai, ami Daneel, répondit R. Giskard.

Il partit et Baley grommela :

— Pourquoi faut-il qu’il reste devant la porte ? Serais-je prisonnier ?

— Dans un sens, il ne vous serait pas permis de vous mêler à la compagnie du bord au cours de cette traversée. Je regrette d’être obligé de vous dire que vous êtes effectivement prisonnier. Cependant, ce n’est pas la raison de la présence de Giskard… Et je crois devoir vous dire ici, camarade Elijah, qu’il serait sans doute plus sage de ne pas appeler Giskard, ou tout autre robot, « boy ».

Baley fronça les sourcils.

— Cette expression le vexe ?

— Giskard ne peut se vexer d’aucune action d’un être humain. C’est simplement que « boy » n’est pas le terme usuel pour s’adresser aux robots, à Aurora, et il est déconseillé de créer des frictions avec les Aurorains en faisant involontairement connaître votre lieu d’origine, par des habitudes de langage qui ne sont pas essentielles.