Robert Silverberg
Les royaumes du Mur
Et pourtant, pendant tout ce temps, sous la peur et l’irritation, on éprouvait un curieux sentiment de légèreté, de liberté… on était heureux malgré tout ; on avait franchi la frontière d’un pays véritablement étrange ; on se disait que, cette fois, on s’était aventuré assez loin.
Pour Ursula K. Le Guin
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Voici le livre de Poilar Bancroche, qui a atteint le toit du Monde, au faîte du Mur, qui a vu les dieux étranges et déconcertants qui y ont établi leur demeure, qui les a affrontés et s’en est revenu, riche du savoir des mystères de la vie et de la mort. Voici le récit de ce que j’ai vécu, voici ce que j’ai appris et que je dois vous enseigner pour le bien de votre âme. Écoutez et souvenez-vous.
Si vous êtes de mon village, vous me connaissez. Mais je souhaite que l’histoire que je m’apprête à conter soit entendue et comprise bien au-delà des limites de notre village. Sachez donc que mon père s’appelait Gabrian, fils de Drok, que ma Maison est la Maison du Mur et que, dans cette Maison, mon clan est le clan du Mur. Je suis, comme vous le voyez, de noble ascendance.
Les souvenirs que j’ai gardés de mon père sont très lointains, car il est parti pour le Pèlerinage quand je n’étais encore qu’un petit garçon et n’en est jamais revenu. Les seules images qu’il m’a laissées pour m’aider à traverser l’enfance et l’adolescence sont celles d’un homme de haute taille, aux yeux brillants et aux bras musclés, qui me soulevait, me lançait en l’air et me rattrapait en riant d’une voix grave et chaude. Peut-être ma mémoire n’est-elle pas fidèle, peut-être était-ce un autre homme qui me soulevait et me lançait très haut, peut-être cela n’a-t-il jamais eu lieu. Pendant de longues années, ce fut pourtant tout ce qu’il me resta de mon père : des yeux brillants, des bras robustes, de grands éclats de rire.
Le père de mon père, en son temps, était aussi parti faire l’ascension du Mur. C’est une tradition familiale. Nous sommes des Pèlerins par nature, nous l’avons toujours été. Lui non plus n’était pas revenu.
Quant à moi, jamais l’idée du Pèlerinage ne m’avait traversé l’esprit pendant ma jeunesse. Il faut savoir que c’est la noble coutume de notre peuple, l’événement déterminant de l’existence de tout un chacun. On devient Pèlerin ou non et, dans les deux cas, la marque laissée par cette décision est indélébile. Mais, à l’époque, le Pèlerinage ne concernait dans mon esprit que des gens plus âgés que moi, déjà dans la seconde moitié de leur deuxième dizaine d’années. Je suppose qu’il me paraissait aller de soi que, le moment venu, je me porterais à mon tour candidat au Pèlerinage, que je serais choisi, que je réussirais. C’est ce que tous mes ancêtres avaient fait ; pourquoi en serait-il allé différemment pour moi ? Nous affirmons descendre du Premier Grimpeur et il nous paraît évident que nous deviendrons nous-mêmes Pèlerins en atteignant l’âge adulte. Cette conviction me permettait de ne pas penser du tout au Pèlerinage, d’en faire quelque chose d’irréel.
Je ne voulais pas qu’il soit réel, sinon il aurait projeté une grande ombre sur ma vie, de la même manière que Kosa Saag couvrait la moitié du monde de son ombre gigantesque. On ne peut oublier la présence d’une montagne aussi colossale que Kosa Saag, qui se dresse si haut dans le ciel qu’il est impossible de la perdre de vue, aussi loin que l’on voyage, mais je n’avais pas besoin de m’inquiéter prématurément pour le Pèlerinage, si je ne le souhaitais pas. Qui aurait envie de consacrer ses jeunes années à s’interroger sur les profonds mystères de l’existence et les desseins divins ? Pas moi, en tout cas. Je suppose que je pourrais essayer de vous faire croire que j’étais un enfant promis à une haute destinée, portant depuis mon plus jeune âge la marque d’une suprême réussite, que des éclairs crépitaient autour de ma tête et que le peuple faisait les signes sacrés en me croisant dans la rue. En réalité, il me faut reconnaître que j’étais un garçon tout à fait ordinaire, à part ma jambe torse. Je n’étais pas environné d’éclairs ; mon visage ne resplendissait pas de sainteté. De fait, quelque chose d’approchant s’est produit plus tard, beaucoup plus tard, après mon rêve de l’étoile, mais pourquoi prétendrais-je avoir eu une enfance hors du commun ? J’étais un garçon comme les autres. Je n’étais assurément pas du genre à rouler de profondes pensées sur le Pèlerinage, le Mur et ses Royaumes, les dieux qui vivent au Sommet ou autres graves réflexions. Contrairement à Traiben, mon ami le plus cher, qui, lui, était hanté par ces questions capitales de desseins et de destinations, de fins et de moyens, d’essence et d’apparence. C’est Traiben, Traiben le Sage, Traiben le Penseur, qui s’abîmait dans ces réflexions et qui, en fin de compte, m’obligea à faire pareillement.
Mais avant d’en arriver là, les seules choses qui m’importaient étaient celles des garçons de mon âge : chasser, nager, courir, se battre et rire, et puis les filles. J’excellais dans toutes ces activités, sauf la course, à cause de ma jambe arquée qu’aucun changement de forme n’avait pu redresser. Mais j’étais robuste et vigoureux, et je n’ai jamais laissé ma jambe être un handicap dans ma vie, de quelque manière que ce soit. J’ai toujours vécu comme si mes deux jambes étaient aussi droites et dociles que celles de n’importe qui. Quand on a une infirmité comme la mienne, il n’est pas d’autre voie, à moins de s’abandonner à des sentiments de regret douloureux, de ceux qui empoisonnent l’âme. Ainsi, quand il y avait une course, j’y participais. Si mes compagnons de jeu décidaient de grimper sur les toits, je les y suivais. Chaque fois que quelqu’un se moquait de mon infirmité – et ils étaient nombreux ceux qui s’amusaient à crier : « Bancroche ! Bancroche ! », comme s’il s’agissait d’une bonne blague – je le rouais de coups, jusqu’à ce qu’il ait le visage en sang, aussi grand et fort qu’il fût. À la longue, pour bien montrer en quel mépris je tenais leurs stupides lazzis, j’en vins à prendre Bancroche pour nom, comme une marque d’honneur dont je tirais fierté.
Si ce monde avait été bien ordonné, c’est Traiben qui aurait eu une jambe torse et non pas moi.
Peut-être ne devrais-je pas dire une chose aussi cruelle à propos de quelqu’un que je prétends aimer. En outre, on pourrait penser que je me contredis. À peine ai-je affirmé que je me suis résigné à la forme de ma jambe, je donne l’impression de vouloir refiler à autrui cette infirmité. Ce que je veux dire en réalité, c’est qu’il y a en ce monde ceux qui vivent par la pensée et ceux qui vivent par l’action ; pour les uns, ce sont l’agilité et la force du corps qui importent, pour les autres, l’agilité et la force de l’esprit. J’avais toute l’agilité et la force corporelle nécessaires, mais ma jambe était quand même un handicap. Quant à Traiben, le Penseur, puisque son corps chétif était de toute façon dépourvu de vigueur, pourquoi les dieux ne l’avaient-ils pas fait boiteux en plus ? Un handicap physique ajouté à tous les autres n’aurait rien changé à sa vie et j’eusse été mieux loti pour le destin qui m’était réservé. Mais les dieux ne font pas preuve de tant d’exactitude pour nous partager.
Nous formions une drôle de paire : lui, si petit, frêle et délicat comme un fil ténu, moi débordant de vigueur, infatigable. Traiben donnait l’impression qu’un seul coup suffirait à le briser alors que j’ai clairement montré tout au long de ma vie que, s’il devait y avoir un briseur et un brisé, je serais le premier. Qu’est-ce qui nous rapprochait donc ? Certes, nous appartenions à la même Maison et, à l’intérieur de cette Maison, au même clan, mais ce n’était pas une raison suffisante pour faire nécessairement de nous des amis. Non, je crois que ce qui nous liait si étroitement, aussi différents que nous fussions à bien des égards, était le fait que, chacun de notre côté, nous avions quelque chose qui nous distinguait du reste de notre clan. Dans mon cas, c’était ma jambe. Dans celui de Traiben, c’était son esprit qui brûlait avec une telle ardeur qu’on eût dit un soleil flamboyant à l’intérieur de son crâne.