C’est Traiben qui, le premier, quand nous avions tous deux douze ans, me fit entrer dans la voie qui mène au sommet du Mur.
Mon village s’appelle Jespodar, un nom de la vieille langue Gotarza, parlée jadis dans cette contrée, qui, d’après les Scribes et les Clercs, signifie « Ceux qui s’accrochent au Mur ». On peut dire que c’est le cas. Notre village qui, en réalité, n’est en aucune façon un village, mais un vaste groupement de villages enchevêtrés, abritant plusieurs milliers de personnes, est, à ce qu’il paraît, le plus proche du pied du Mur, tout contre son flanc, en vérité. Il est possible de prendre du centre de Jespodar une route qui mène directement sur les pentes du Mur. Celui qui accomplit le grand périple autour de la base du Mur rencontre des dizaines, voire des centaines d’autres villages, mais aucun, s’il faut en croire les Clercs, qui lui soit accolé. C’est en tout cas ce que l’on nous enseigne, à Jespodar.
Le jour dont je veux vous parler, celui où mon ami Traiben a allumé dans mon cerveau de douze ans les premiers feux du Pèlerinage, était le jour du départ des Pèlerins de cette année-là. Vous n’ignorez pas les pompes et la splendeur dont cet événement est l’occasion. La cérémonie de la Procession et du Départ n’a pas changé depuis les temps les plus reculés. Les clans de chacune des Maisons qui composent notre village se rassemblent ; les objets sacrés de la tribu sont exposés, les bâtons, les parchemins, les talismans ; le Livre du Mur est récité jusqu’au dernier verset, ce qui exige des semaines d’effort soutenu ; enfin, les quarante heureux candidats sortent du Pavillon du Pèlerin, se montrent au village et se mettent en route. C’est un moment d’une grande intensité, car nous ne reverrons plus la majorité d’entre eux – tout le monde en est conscient – et ceux qui reviendront seront transformés au point qu’on ne les reconnaîtra pas. De temps immémorial, les choses se sont passées ainsi.
Pour moi, dans l’innocence du jeune âge, ce n’était qu’une fête grandiose. Depuis plusieurs jours, les habitants des faubourgs reculés de notre village affluaient dans notre Maison, de toutes celles de Jespodar la plus proche du Mur : nous étions la Maison du Mur, la Maison des Maisons. Ils étaient venus par milliers et par milliers, se pressant coude à coude, formant une cohue inimaginable où nous étions si tassés qu’il nous arrivait souvent, à cause de la chaleur et de la bousculade, de changer involontairement de forme et que nous avions des difficultés à retrouver celle que nous préférions.
Partout où se portait le regard, la multitude emplissait le territoire de la Maison. Il y en avait partout et ils abîmaient tout : ils piétinaient nos ravissantes vignes-poudres, ils foulaient aux pieds et aplatissaient nos bouquets de belles fougères-dagues, ils dépouillaient les gambellos de tous leurs lourds fruits bleus, mûrs à souhait. C’était la même chose depuis des dizaines d’années, aussi loin que remontaient les souvenirs ; nous nous y attendions, nous nous y résignions. Les longues maisons et les rotondes étaient bourrées à craquer, les prairies étaient pleines, les bosquets sacrés débordaient. Certains dormaient même dans les arbres. « As-tu déjà vu autant de monde ? » nous demandions-nous inlassablement. Bien sûr, nous en avions vu autant l’année précédente, mais c’était la question à poser.
Il y avait même quelques hommes du Roi qui s’étaient déplacés pour la cérémonie. De grands costauds, vêtus de robes rouges ou vertes, qui plastronnaient et fendaient la foule à grands pas comme s’il n’y avait eu personne devant eux. Les gens s’écartaient sur leur passage. Quand je demandai qui étaient ces hommes à Urillin, le frère de ma mère, qui m’avait élevé en l’absence de mon père, il me répondit : « Ce sont les hommes du Roi, mon garçon. Ils viennent parfois à l’occasion de la grande fête, pour s’amuser à nos dépens. »
Sur ce, il lâcha à mi-voix un juron, ce qui m’étonna de sa part, car Urillin était un homme doux et paisible.
Je les observai de la manière dont j’aurais considéré des hommes avec deux têtes ou six bras. C’était la première fois que je voyais des hommes du Roi et, en vérité, je n’en ai jamais revu depuis. Tout le monde sait qu’il y a de l’autre côté de Kosa Saag un Roi qui vit dans un grand palais, dans une grande cité, et qui tient sous sa dépendance de nombreux villages dont le nôtre. Le Roi possède la magie qui fait tout fonctionner et je suppose donc que nous dépendons de lui. Mais il est si loin et ses décrets ont si peu de portée pratique sur notre vie quotidienne qu’il pourrait tout aussi bien vivre sur une autre planète. Nous payons consciencieusement notre tribut, mais, pour le reste, nous n’avons aucun rapport avec lui ni avec le gouvernement qu’il dirige. Il n’est pour nous qu’un fantôme. Du premier au dernier jour de l’année, il m’arrivait très rarement de penser au Roi. Mais la vue des hommes à son service, qui avaient parcouru une si grande distance pour venir assister à notre cérémonie, me remit en mémoire l’immensité du monde et l’insignifiance de ce que j’en connaissais hors de notre village tapi dans l’ombre du Mur ; c’est donc un respect mêlé de crainte que m’inspirait la vue des hommes du Roi se pavanant parmi nous.
Au fil des jours, l’excitation et la fièvre ne faisaient que croître. Le moment de la Procession et du Départ approchait.
Les Pèlerins élus ne se montraient évidemment pas ; nul ne les avait vus depuis des mois et ce n’était certainement pas maintenant, à la veille du grand jour, qu’on allait les apercevoir. Ils demeuraient reclus dans le Pavillon du Pèlerin, les vingt hommes dans une salle, les vingt femmes dans l’autre, et la nourriture leur était distribuée par d’étroites ouvertures pratiquées dans les portes.
Mais, pour tous les autres, les festivités battaient leur plein. Les jours et les nuits n’étaient que danses, chants et ivresse. Et il y avait aussi beaucoup à faire. Selon la tradition, chaque Maison avait sa responsabilité propre. La Maison des Charpentiers construisait les tribunes, la Maison des Musiciens jouait des airs entraînants de l’aube aux heures des lunes, la Maison des Glorieux, rassemblée sur la place, chantait des psaumes à pleins poumons, la Maison des Chanteurs commençait à réciter sans interruption, en se relayant, les innombrables versets du Livre du Mur devant le Pavillon du Pèlerin, et la Maison des Vignerons montait ses baraques et mettait en perce les tonneaux à mesure que nous les vidions, c’est-à-dire en un rien de temps. La Maison des Clowns se promenait en robe jaune au milieu de la foule avec force mimiques, grimaces et joyeuses bourrades ; la Maison des Tisserands transportait les lourds tapis dorés qui devaient, pour l’occasion, border la route du Mur ; la Maison des Balayeurs nettoyait les immondices laissées par la multitude des badauds. Les seuls à être exemptés de toute tâche étaient les jeunes comme Traiben et moi. Mais nous avions conscience que les adultes remplissaient la leur dans la joie, car c’était le temps de la liesse générale dans notre village.
Il incombait naturellement à ceux qui appartenaient à la Maison du Mur de coordonner toutes les activités des autres Maisons. Une charge écrasante, mais la source d’une grande fierté pour nous tous. Meribail, le fils du frère du père de mon père, était à l’époque le chef de notre Maison et je crois que, dans la période précédant la Procession, il ne fermait pas l’œil pendant une douzaine de nuits d’affilée.