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Le jour du Départ arriva enfin, le douzième jour d’Elgamoir, comme à l’accoutumée. Il y eut dès le matin une chaleur d’étuve, avec une pluie continue. Toutes les feuilles des arbres luisaient comme des lames de couteaux. Le sol était spongieux sous nos pieds.

Nul ne pourra jamais prétendre que chaleur étouffante et pluie battante sont une nouveauté dans notre pays des basses terres. À l’époque comme aujourd’hui, nous vivions d’un bout à l’autre de l’année avec le genre de chaleur qui cuit la chair à l’estouffade et nous aimions cela. Malgré cela, c’était une touffeur inhabituelle, une pluie inhabituelle. L’air était comme la tourbe et nous avions ce matin-là l’impression de respirer de l’eau. Nous portions tous nos plus beaux habits, ceux de la Procession, jambières de cuir bleu, rubans écarlates, bonnets jaunes tombants, que tout le monde porte en cette occasion, enfants comme adultes. Mais nous étions trempés jusqu’aux os, à cause de la pluie incessante et de notre propre transpiration. Je me souviens des difficultés que j’ai eues pour conserver ma forme, si forte était la chaleur, si poisseux l’air. Je sentais mes bras se dissoudre et se tortiller en tous sens, mes épaules se mouvoir sur mon torse en formant des angles bizarres, et il me fallait serrer les dents pour tout remettre en place. À mes côtés, Traiben passait lui aussi de forme en forme, même si, malgré ces changements successifs, il demeurait toujours le frêle Traiben à la poitrine creuse et aux grands yeux, aux jambes maigres et au cou décharné.

Peu avant l’heure de la Procession, un miracle se produisit. Juste au moment où les Chanteurs arrivaient au dernier verset du Livre du Mur, le verset dit du Sommet, la pluie cessa brusquement, les épaisses brumes grisâtres se déchirèrent avant de se dissiper, le pesant bouclier du ciel se fit transparent. Un vent frais et vif se mit à souffler du nord. Tout devint merveilleusement limpide et radieux. L’intense lumière bleu-blanc d’Ekmelios apparut dans tout son éclat éblouissant, comme un joyau étincelant ornant la voûte céleste. C’était même un jour de double soleil ; en ce jour, il nous fut possible de distinguer l’énorme et lointaine sphère rouge de Marilemma, le soleil qui ne donne pas de chaleur. Nous pouvions tout voir, absolument tout.

« Kosa Saag ! » s’écria la foule d’une seule voix en gesticulant avec une excitation frénétique. « Kosa Saag ! »

Oui. Le Mur nous apparaissait dans toute son immensité. Caché jusqu’alors par l’air opaque du matin, il se montrait tout à coup, nous écrasant de sa masse, s’élevant sans fin. Il perçait le ciel et disparaissait dans les hauteurs inimaginables. Les gens se laissaient tomber à genoux en tremblant et se mettaient à prier en pleurant, frappés de terreur et d’humilité à la vue de la gigantesque montagne qui surgissait devant eux.

Kosa Saag offre assurément un spectacle grandiose, même lorsque les nuages bas en masquent la plus grande partie et que seule la base massive et rougeâtre est visible. Mais, ce matin-là, l’imposante montagne se surpassait. Jamais encore elle ne m’avait paru si impressionnante. J’imaginai, ce matin-là, que je pouvais voir jusqu’en haut, jusqu’à la demeure des dieux. La colossale masse rose aux pentes interminables, aux dimensions inimaginables, reposait sur le sol comme un gigantesque animal assoupi. Je considérai d’un regard émerveillé les détails de ses formes torturées, ses surfaces grêlées et ses renfoncements, ses millions d’aiguilles et de pics, ses innombrables cavernes et crevasses, sa multitude de sommets secondaires, ses myriades de tourelles et de parapets, ses centaines de crêtes dentelées et le lacis incompréhensible des pistes sinueuses s’élevant vers des régions inconnues. Et j’eus, malgré mon jeune âge, l’impression de sentir peser sur moi, à l’instant de cette révélation, les forces écrasantes qui en provenaient, les feux invisibles émanant de toutes les parois de la montagne, de chaque pierre, chaque veine de la roche – ces forces qui s’emparent d’un si grand nombre de ceux qui s’aventurent dans les hauteurs, transformant les faibles et les imprudents en créatures qui ne peuvent plus porter le nom d’humains.

Comme notre clan à l’intérieur de la Maison du Mur était le clan du Mur, dans lequel les chefs de notre Maison sont toujours choisis, nous disposions, Traiben et moi, d’une place privilégiée pour suivre la Procession. Nous étions assis dans la tribune principale, juste en face de la rotonde de pierre des Revenants qui est contiguë au Pavillon du Pèlerin d’où les Quarante élus n’allaient pas tarder à sortir. Nous étions au cœur des choses. Il était proprement vertigineux de songer qu’une telle multitude était disposée autour du point central que nous occupions, s’étalant jusqu’aux limites du village, les débordant largement, ces milliers et ces milliers de personnes, cette foule grouillante appartenant à tous les clans de chaque Maison de notre village, de noble extraction ou d’origine modeste, les sages et les fous, les forts et les faibles, entassés coude à coude le long des rues herbeuses, dans l’ombre de l’énorme montagne qui porte le nom de Kosa Saag.

C’est à ce moment-là que j’entendis les mots qui devaient changer ma vie. Traiben se tourna vers moi pendant que nous attendions et il s’adressa à moi d’une voix bizarre, quelque peu agressive, une voix où perçait l’énervement : « Dis-moi, Poilar, crois-tu avoir une chance d’être choisi pour le Pèlerinage ? »

Je lui lançai un regard en coin. Comme je l’ai dit, c’était une chose à laquelle je ne m’étais jamais donné la peine de réfléchir. Une chose qui allait de soi, que je considérais comme acquise. Le village doit envoyer chaque année ses Quarante vers les dieux et j’avais toujours su, au plus profond de moi, que je ferais partie des élus. De temps immémorial, pour chaque génération, quelqu’un de ma famille a été choisi. N’ayant ni frères ni sœurs, je serais nécessairement celui qui partirait, le moment venu. Mon infirmité ne serait pas un obstacle. Bien sûr que je serais choisi. Bien sûr.

— Le sang du Premier Grimpeur coule dans mes veines, répliquai-je avec vivacité. Mon père fut un Pèlerin, comme son père avant lui. Et je le serai aussi, quand mon tour viendra. Crois-tu que je ne serai pas un Pèlerin ?

— Bien sûr que si, répondit Traiben en fixant sur moi le regard pénétrant de ses yeux qui ressemblaient à d’énormes soucoupes sombres, percées en leur centre d’une fente lumineuse. Un membre de ta famille a toujours été choisi, pourquoi pas toi ? Oui, tu seras Poilar le Pèlerin. Tu partiras comme tous tes ancêtres l’ont fait, tu grimperas, tu grimperas et tu souffriras, tu souffriras. Et tu périras vraisemblablement quelque part là-haut, comme la plupart de ceux qui partent, ou bien tu reviendras finir ici une existence de vieux gâteux. Alors, à quoi bon ? À quoi cela sert-il ? Quelle valeur y a-t-il dans tous les efforts qu’il te faudra accomplir, Poilar ? Si tout ce que tu fais, c’est partir pour mourir là-haut ? Ou bien revenir en ayant perdu la tête ?

Même de la part de Traiben, je trouvai que ces paroles allaient trop loin, qu’elles avaient un relent de blasphème.

— Comment oses-tu me demander cela ? Le Pèlerinage est une tâche sacrée !

— C’est vrai.

— Alors, où veux-tu en venir, Traiben ?

— Je veux dire qu’être un Pèlerin, ce n’est pas grand-chose. Il suffit de marcher. De marcher longtemps, de grimper longtemps. De mettre un pied devant l’autre, de recommencer et, très vite, on gagne du terrain sur les pentes de la montagne. N’importe quel animal stupide peut faire la même chose. Ce n’est qu’une question d’endurance. Est-ce que tu me comprends, Poilar ?