Mais mon esprit ne parvenait pas à se fixer sur la Procession. Il bouillonnait encore des paroles de Traiben.
Ce matin-là, il avait suffi à Traiben de quelques mots et du contact de sa main sur mon bras pour enflammer mon esprit d’une ambition dévorante. Être simplement un Pèlerin – le plus grand honneur dont on pût rêver dans notre village – ce n’était donc pas suffisant ? Réussir à atteindre le Sommet – une magnifique prouesse pour une âme simple comme moi – ce n’était pas suffisant, non, vraiment pas suffisant ! Traiben m’avait ouvert les yeux. La véritable question n’était pas l’honneur d’être choisi, ni la capacité à résister et à survivre. C’était la connaissance. Apprendre des dieux de nouvelles manières de faire les choses, revenir au village et enseigner aux autres ce que l’on avait appris, comme l’avait fait le Premier Grimpeur. Je n’avais jamais eu l’occasion de réfléchir à tout cela. Il ne fallait pas oublier que je n’avais que douze ans et que le moment de poser notre candidature dans notre groupe d’âge était encore éloigné. Mais ce jour-là, en y réfléchissant, j’éprouvais un profond sentiment d’urgence.
C’est ainsi que je fis mon serment. J’escaladerais le Mur jusqu’à son point le plus élevé. J’atteindrais le Sommet. Je lèverais la tête vers les dieux et plongerais mes yeux dans les leurs, d’où coule toute sagesse, et j’absorberais tout ce qu’ils pourraient me donner. Puis je redescendrais vers mon village des basses terres, ce qu’un petit nombre seulement d’entre nous avait réussi à faire et, pour la plupart, l’esprit dérangé. Et j’enseignerais aux autres tout ce dont je m’étais imprégné là-haut.
Qu’il en soit ainsi. Le grand dessein de ma vie était désormais gravé dans la pierre.
Tel était également le dessein de Traiben. Étrange ! Ce garçon frêle et gauche rêvait de devenir un Pèlerin. L’idée paraissait presque comique. Jamais il ne serait choisi, jamais, au grand jamais ! Et pourtant j’étais convaincu que, lorsque Traiben désirait quelque chose, il était capable de l’obtenir. Il serait donc un Pèlerin. Il grimperait avec moi jusqu’au Sommet du Mur. C’est ensemble, Traiben et moi, que nous accomplirions le Pèlerinage.
Nous avions douze ans et notre voie était irrévocablement tracée.
2
Toute la Procession se déroula devant moi comme si je la voyais en rêve.
Les chefs de toutes les Maisons passèrent les premiers, raides et pénétrés de leur importance. Puis vinrent les Musiciens, emplissant l’air du son de leurs instruments, thunbors, gallimonds et bindanays, suivis par les Jongleurs, gambadant, bondissant, effectuant des sauts de mains tout en changeant de forme avec une insouciante frénésie, lançant en l’air leurs sepinongs à la lame tranchante pour les rattraper adroitement. Les objets sacrés arrivèrent ensuite, portés sur des coussins vert bronze par des Glorieux à la mine solennelle. Puis, marchant seuls, sans rythme ni mesure, vinrent cinq ou six Revenants, évoluant dans un monde qui leur était propre, honorant la Procession de leur présence, mais sans y prendre véritablement part. Après avoir dépassé le Pavillon du Pèlerin, ils se fondirent dans la foule et plus personne ne les revit de la journée, ni même, pour certains, de toute l’année.
C’était ensuite le tour des danses. Le clan des danseurs de chaque Maison, richement vêtu, faisait son apparition à tour de rôle et exécutait la danse propre à sa Maison : la danse du faucon pour les Tisserands, la danse du pataud pour les Scribes, la danse de l’ours pour les Bouchers, la danse du singe de rocher pour les Vignerons, la danse de l’évocation pour les Sorciers, la danse du marteau pour les Charpentiers, sans oublier la danse du génie du vent des Jongleurs, la danse de la cascade des Cultivateurs, la danse du feu des Guérisseurs, la danse du loup céleste des Juges. Enfin, le visage masqué, portant des robes magnifiques, venaient les danseurs de la Maison du Mur, exécutant les figures lentes et majestueuses de la danse du Mur.
Ce n’était pas tout, loin de là ; aussi bien que moi, vous connaissez la pompe et la splendeur de la Procession du Pèlerinage. Les heures s’écoulaient dans l’éblouissement.
Et les paroles de Traiben continuaient de brûler au plus profond de mon âme.
Pour la première fois de ma vie, je commençais à avoir une idée de qui j’étais.
Sais-tu qui tu es ? Et l’on répond : « Je suis Mosca », ou « Je suis Helkitan », ou encore « Je suis Simbol le Corroyeur », selon le nom que l’on porte. Mais le nom n’est pas la personne. Quand je disais aux gens : « Je suis Poilar Bancroche », je ne savais pas véritablement qui ni ce qu’était Poilar Bancroche. Maintenant, je commençais à le percevoir. Traiben avait tourné une clé dans mon esprit et je commençais à me comprendre un peu. Qui est Poilar ? Poilar est Celui-qui-sera-un-Pèlerin. Bien sûr, mais, cela, je le savais déjà. Quel genre de Pèlerin sera Poilar ? Quelqu’un qui comprend le but du Pèlerinage. Oui, c’est cela. Comme j’appartenais à la Maison du Mur, j’aurais pu me préparer à une existence consacrée aux rites et cérémonies, mais jamais je n’avais eu le sentiment que tel était mon lot. J’étais donc resté une matière brute, non façonnée. Mon avenir n’avait pas de forme. Mais maintenant je savais, oui, je savais – il ne s’agissait plus d’une supposition – je savais donc que mon destin était de devenir un Pèlerin. Très bien. Pour la première fois, je comprenais ce que cela signifiait. Je ferais l’ascension du Mur pour paraître devant les dieux, pour apprendre tout ce qu’ils voudraient bien m’enseigner et je redescendrais pour partager ce savoir avec les miens. Voilà qui j’étais, ou plutôt voilà qui je serais, quand mon heure viendrait.
— Regarde, dit Traiben. Les portes du Pavillon commencent à s’ouvrir.
De fait, ils s’entrouvraient, les deux grands vantaux d’osier rehaussé de lourdes bandes de bronze qui ne s’ouvraient qu’une fois l’an, en cette occasion. Ils s’écartaient lentement en grinçant sur leurs épais gonds de pierre et les Pèlerins s’avançaient, les hommes sortant de la salle de gauche, les femmes de celle de droite. Ils s’avançaient dans le soleil, les yeux plissés, la face blême, car ils n’avaient pas vu la lumière du jour depuis que les noms des élus avaient été annoncés, une demi-année auparavant. Des filets de sang zébraient leurs joues, leurs mains, leurs avant-bras et maculaient leurs vêtements : ils venaient d’accomplir le Sacrifice du Lien, le dernier rite avant de quitter le Pavillon. Ils avaient un corps sec et dur, résultat de tout l’entraînement qu’ils avaient subi. Mais le regard était surtout attiré par leur visage, fermé, crispé, comme s’ils marchaient non pas vers la gloire, mais vers la mort. Tous les ans, la plupart des nouveaux Pèlerins avaient cet air-là, je l’avais déjà remarqué. Je me demandai pourquoi. Eux qui s’étaient tellement battus pour être choisis, qui, après un patient labeur, avaient enfin obtenu ce qu’ils cherchaient, pourquoi avaient-ils l’air si abattu ?
Quelques-uns, quand même, paraissaient transfigurés par l’honneur qu’ils avaient acquis. Leurs yeux étaient tournés avec ravissement vers Kosa Saag et leur visage rayonnait d’une vive lumière intérieure. C’était un spectacle merveilleux.