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Tel fut mon rêve. Je devais encore le faire à maintes reprises pendant les années qui suivirent, tandis que je dormais à la clarté factice du ciel des esprits. Et ceux qui étaient étendus près de moi pendant que je rêvais me disaient au réveil que je me tournais et me retournais, que je murmurais dans mon sommeil et que je levais les bras comme si j’avais voulu saisir le Ciel à pleines mains.

Oui, un rêve étrange. Mais le plus étrange était bien, la première fois où je le fis, que tous les habitants du village semblaient également l’avoir fait.

« J’ai rêvé cette nuit que tu avais escaladé le Mur et dansé au Sommet », me dit Urillin, le frère de ma mère, quand je sortis le lendemain matin de ma chambre. Sur ce, il éclata de rire, comme pour me faire comprendre qu’il était stupide de faire fond sur les rêves. Mais, en l’espace d’une heure, trois autres personnes me confièrent qu’elles avaient rêvé la même chose. Traiben aussi avait fait ce rêve. Un peu plus tard, en me promenant dans les rues jonchées des détritus de la fête, je vis que tout le monde me regardait en écarquillant les yeux, et me montrait du doigt en chuchotant, comme s’ils disaient : « C’est lui qui a dansé au Sommet. La marque des dieux est sur lui, la vois-tu ? » Et la certitude ne fit que croître en moi, même si je n’avais jamais eu aucun doute là-dessus, que j’étais destiné à devenir un Pèlerin et à accomplir de grandes choses.

Depuis ce jour, il s’écoula rarement plus d’une heure sans que je songe au moment où j’entreprendrais l’ascension vers le Sommet. Tous les ans, le douzième jour d’Elgamoir, je regardais les Quarante nouveaux sortir du Pavillon du Pèlerin et s’élancer sur les premiers contreforts de Kosa Saag jusqu’à l’instant affreux et merveilleux à la fois où je les perdais de vue. Et je n’avais qu’une seule pensée en tête : une autre année s’était écoulée, une année de moins me séparait du jour où je m’engagerais à mon tour sur cette route.

Mais je ne voudrais pas que vous vous imaginiez que l’ascension à entreprendre fut mon unique préoccupation pendant ces années-là, aussi importante que fût en mon âme la perspective de cette grande aventure. Je pensais souvent au Pèlerinage ; j’en rêvais fréquemment ainsi que des mystères qui m’attendaient au faîte du Mur ; mais il ne m’en fallait pas moins poursuivre mon apprentissage de la vie.

C’est ainsi que je fus initié à l’amour à l’âge de treize ans. Elle s’appelait Lilim et, comme le voulait la coutume, c’était une femme de la famille de ma mère, d’environ vingt-cinq ans. Elle avait un visage rond, aux joues roses, et une poitrine forte et rassurante. Les rides de son visage accusaient son âge, mais je la trouvais très belle. C’est ma mère qui avait dû lui dire que j’étais prêt. À l’occasion d’une réunion de famille, elle vint à moi et me chanta la petite chanson que chante une femme quand elle choisit un homme. Je fus d’abord très surpris et même un peu effrayé, mais je me ressaisis rapidement et chantai la chanson qu’un homme est censé chanter en retour.

C’est donc Lilim qui m’enseigna les Changements et me guida le long du fleuve des voluptés, et j’aurai toujours pour elle de tendres pensées. Elle me montra comment amener ma virilité à son entier développement et je me délectai de sa taille et de sa dureté. Puis, avec émerveillement, je portai la main sur son corps dont les parties propres à la femme, brûlantes, se gonflaient. Elle m’attira ensuite à elle pour me guider vers cet endroit moite et chaud que je n’avais fait qu’imaginer jusqu’alors, et ce fut encore plus merveilleux que je ne l’avais rêvé. Pendant tout le temps que nos corps demeurèrent enlacés – quelques minutes qui me semblèrent durer une éternité – j’eus l’impression d’être devenu un autre que moi-même. Mais c’est en cela que consistent les Changements : s’écarter des limites imposées au moi quotidien et pénétrer dans ce nouveau moi partagé avec l’autre.

Quand ce fut terminé et que nous eûmes repris notre forme neutre, nous restâmes étendus, dans les bras l’un de l’autre, et nous prîmes le temps de parler. Elle me demanda si je comptais vraiment devenir un Pèlerin et je lui répondis que oui, que cela ne faisait aucun doute.

« C’était donc la signification de ce rêve », dit-elle. Et je sus à quel rêve elle faisait allusion. Elle m’avoua avoir été une candidate malheureuse et m’apprit que Gortain, son amant, avait été choisi parmi les Quarante, l’année où ils s’étaient tous deux présentés. Gortain avait donc entrepris l’ascension du Mur, mais, comme pour la plupart des Pèlerins, elle n’avait plus jamais entendu parler de lui.

« Si tu le vois quand tu seras là-haut, me dit Lilim, transmets-lui tout mon amour, car je ne l’ai jamais oublié. »

Je lui promis de ne pas y manquer et de lui rapporter à mon retour l’affection de Gortain, si jamais je le trouvais sur le Mur. Elle éclata de rire, amusée par mon impertinence, mais d’un rire sans méchanceté, car c’était ma première expérience sexuelle.

J’en eus beaucoup d’autres après celle-là, plus que la moyenne des garçons de mon âge, plus que je n’aurais pu raisonnablement l’espérer. L’acte perdit l’attrait de la nouveauté, mais jamais sa magie ni son pouvoir. Chaque fois que j’accomplissais les Changements, j’avais le sentiment de pénétrer dans l’univers des dieux, de devenir moi-même une sorte de dieu. Et rien n’était pire que de redescendre de ce lieu où les Changements m’avaient entraîné ; mais il est, à l’évidence, hors de question d’y demeurer quand le grand moment est passé.

Je me souviens des noms de la plupart de mes partenaires : Sambaral, Bys, Galli, Saiget, Mesheloun et une autre Sambaral furent parmi les premières. Je me serais aussi volontiers uni avec Thissa, de la Maison des Sorciers, dont la beauté étrange et insaisissable me plaisait infiniment, mais elle était timide et farouche, et il me fallut attendre deux années de plus pour parvenir à mes fins.

Il m’était facile de parler avec des filles et tout aussi aisé de m’unir avec elles. Je sais bien ce qu’on murmurait derrière mon dos : qu’elles étaient attirées par mon infirmité, la perversité naturelle des filles les entraînant souvent vers des imperfections de ce genre. Peut-être était-ce vrai pour certaines d’entre elles, mais je pense qu’il y avait d’autres raisons. Les succès galants du pauvre Traiben étaient beaucoup plus rares et il m’arrivait de loin en loin de le prendre en pitié et de lui envoyer une de mes conquêtes. Je me souviens de lui avoir ainsi envoyé Galli et une des Sambaral. Il y en eut peut-être d’autres.

J’allais sur mes quinze ans et le moment de ma candidature approchait quand je tombais profondément amoureux de Turimel, une fille de la Maison des Glorieux. J’achetai à une vieille Sorcière du nom de Kres un charme destiné à inspirer l’amour et j’appris par la suite que, par une étrange coïncidence, Turimel s’était également adressée à Kres pour se procurer un charme afin de me séduire. Nous étions donc prédestinés à nous unir, même si cela ne devait pas nous apporter grand-chose de bon.

Turimel était une superbe brune aux longs cheveux brillants qui tombaient en cascade sur ses épaules et, quand nous accomplissions les Changements ensemble, elle m’entraînait avec une telle impétuosité que je manquais de perdre la tête, d’oublier jusqu’à mon nom, de tout oublier qui n’était pas Turimel. Au moment où ses seins gonflaient, c’était comme l’apparition de Kosa Saag à travers les nuages, et, quand je m’introduisais dans la douce et chaude fente que les Changements avaient ouverte pour moi, j’avais le sentiment d’évoluer parmi les dieux.

Notre amour était pourtant condamné dès sa naissance, car il est interdit à ceux de la Maison des Glorieux d’entreprendre le Pèlerinage. Ils doivent rester en bas, pour garder les objets sacrés, alors qu’il revient à d’autres de gagner le Sommet où vivent les dieux. Il est également impossible aux Glorieux de renoncer à leur Maison d’origine pour entrer dans une autre. Si je décidais de m’engager avec Turimel, je la perdrais nécessairement en entreprenant le Pèlerinage. Si, d’autre part, je choisissais de rester à ses côtés, je me verrais contraint de renoncer au Pèlerinage et la perspective était aussi terrible.