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J’étais, comme je l’ai dit, encore jeune et ignorant. Je n’avais aucune idée du véritable objet du Criblage.

Je me tenais raide comme un piquet, m’efforçant de ne pas trembler, pendant que les Maîtres allaient et venaient parmi nous. Une tape et fini pour le grand et gracieux Moklinn, le meilleur athlète qu’il y ait eu dans le village depuis la grande époque de Thrance ! Une tape et cette oie d’Ellitt était éliminée ! Une tape et on ne parlait plus de Baligan, le fils cadet du chef de la Maison des Chanteurs ! Une tape ! Une tape ! Une tape !

Quels étaient donc les critères ? Pour Ellitt, je comprenais, car elle n’avait pas plus de jugement qu’un enfant et elle n’aurait pas survécu longtemps sur le Mur, mais pourquoi éliminer le beau Moklinn ? Et pourquoi écarter Baligan, à l’âme aussi pure qu’un torrent de montagne ? Et les tapes se succédaient, condamnant des candidats qui, à l’évidence, n’avaient jamais eu aucune chance et certains des plus valeureux jeunes gens du village. Je regardais les exclus s’éloigner lentement, l’air hébété. Et j’attendais, transi de peur, cependant que le Maître chargé de notre colonne, se rapprochait sans hâte. C’était Bertoll, le frère aîné de ma mère. Tous les Maîtres étaient des hommes de ma famille ; c’était inévitable, j’appartenais au clan du Mur. Ils étaient tous au courant de mon obsession du Mur. Avec l’inconséquence et la légèreté de l’enfance, j’avais dit et répété sur tous les tons que j’étais résolu à voir le Sommet. On m’avait écouté en souriant. Les avais-je indisposés avec mes fanfaronnades ? Avaient-ils décidé de me donner une leçon ?

Je souffris mille morts pendant quelques minutes. Je regrettai un million de fois de ne pas appartenir à une autre Maison, de ne pas être un Charpentier, un Musicien ou même un Balayeur afin qu’aucun des Maîtres ne pût savoir ce qu’il y avait au plus profond de mon âme. Bertoll allait me taper sur l’épaule, pour me punir de mon effronterie. Je savais qu’il allait le faire. J’en avais la certitude. Et je fis le serment, si cela se produisait, de le tuer d’abord et de me tuer ensuite, le jour même, avant que les lunes se soient levées.

Je demeurai immobile comme la pierre, les yeux fixes, regardant droit devant moi.

Bertoll passa sans même m’adresser un regard et continua de longer la file.

Des larmes de soulagement coulèrent sur mes joues. Toutes mes appréhensions et mes angoisses avaient été vaines. Mais je pensai aussitôt à Traiben. J’avais été tellement préoccupé de mon propre sort que je n’avais pas pris le temps de songer à lui. Je me retournai pour lancer un coup d’œil derrière moi, en direction de la colonne voisine, juste à temps pour voir le Maître de cette file passer devant le petit Traiben malingre comme s’il n’avait pas existé et tendre le bras pour taper sur l’épaule du grand garçon bien découplé qui se tenait derrière lui.

— Cela ne rime à rien, dis-je à Traiben après le Criblage, au cours duquel cent quatre-vingts candidats avaient été éliminés, laissant les autres libres de continuer. J’ai une patte folle et j’irrite tout le monde en paraissant si sûr de moi. Toi, tu es incapable de faire cent pas en courant sans que la tête te tourne et tu fais peur aux gens, tellement tu es perspicace. Et pourtant, ils nous ont épargnés tous les deux alors que Moklinn, qui, de nous trois, est le mieux armé pour escalader le Mur, a été éliminé. Tout comme Baligan, l’être le plus doux, le plus attentionné que je connaisse. Selon quels critères jugent-ils ?

— C’est un mystère, répondit Traiben. Mais il y a une chose que je sais : le Criblage n’est pas destiné à punir, mais à récompenser.

Je le regardai, interdit.

— Que veux-tu dire ?

— Que certains d’entre nous sont jugés trop bons pour être envoyés sur la montagne.

— Je ne comprends toujours pas.

Traiben poussa un soupir, un de ses terribles soupirs résignés.

— Écoute, dit-il. Nous envoyons tous les ans nos Quarante vers le Mur en sachant que la plupart d’entre eux ne survivront pas à l’ascension et que les quelques individus qui rentreront seront transformés comme le sont toujours les Revenants, et qu’ils passeront le reste de leur vie à errer en méditant, en priant et en évitant autant que possible tous les contacts. C’est un pari dans lequel nous sommes toujours perdants. Nous les envoyons dans l’espoir d’apprendre quelque chose des dieux et, pour une raison ou pour une autre, cela ne réussit jamais. Aucun de ceux qui entreprennent le Pèlerinage ne joue jamais un rôle important dans la vie du village. Il en est presque toujours allé ainsi depuis le Premier Grimpeur. Tu es d’accord, j’espère ?

— Bien sûr.

Nous avions déjà longuement parlé de tout cela.

— Si nous offrons chaque année les quarante meilleurs d’entre nous à la montagne, que deviendra le village ? Qui nous dirigera ? Qui nous inspirera de nouvelles idées ? Nous continuerons, année après année, à sacrifier les plus doués. Leurs qualités seront perdues pour notre race et il ne subsistera qu’une tribu de crétins et de mauviettes. Il importe donc d’écarter certains candidats. Il convient de les épargner afin de satisfaire les besoins futurs du village.

Je crus enfin avoir compris où il voulait en venir et cela me déplaisait.

— Accomplir le Pèlerinage est l’acte le plus important que nous puissions faire, répliquai-je. Les Pèlerins sont nos plus grands héros. Même s’ils ne parviennent pas à apprendre là-haut ce que tu penses qu’ils sont censés apprendre. En les envoyant affronter le Mur, nous payons notre tribut aux dieux, comme Celui Qui Grimpa nous l’a enseigné, pour qu’ils continuent à nous accorder leur bénédiction.

Comme vous pouvez le constater, je me référais encore au catéchisme.

— Précisément, acquiesça Traiben. Les Pèlerins sont des héros, nul n’en doute, mais ce sont aussi des sacrifiés.

J’écarquillai les yeux. Jamais je n’avais vu les choses de cette manière. Mais il avait raison, on ne pouvait le nier.

— Voilà pourquoi les Maîtres choisissent des gens comme toi, robustes et résolus, poursuivit Traiben, ou des gens comme moi, ingénieux et pleins de ressources. Voilà à quoi ressemblent les héros. Mais, d’une certaine manière, nous sommes gênants. Peut-être avons-nous l’étoffe des héros, mais nous sommes, toi et moi, trop bizarres et ombrageux pour faire de bons chefs au village. T’imagines-tu à la tête de notre Maison ? Ou bien moi ? Dans ces conditions, on peut nous sacrifier. On peut nous destiner au Pèlerinage. Contrairement à Baligan qui, à l’évidence, dirigera un jour sa Maison. Et à Moklinn dont le corps parfait ne doit pas être détruit sur le Mur.

— Thrance aussi avait un corps parfait, objectai-je. Mais il a été choisi.

— Et il n’est pas revenu, n’est-ce pas ? Thrance était égoïste et arrogant. Peut-être les Maîtres ont-ils estimé qu’il valait mieux que le village soit débarrassé de lui.

— Je vois, fis-je, sans être bien sûr de ce que je voyais.

J’étais secoué par ce que Traiben avait dit. En quelques minutes, il venait de mettre mon univers sens dessus dessous. Moi qui étais tellement content d’avoir survécu à l’épreuve du Premier Criblage. Je me posais maintenant une question : devais-je vraiment être fier de cette réussite ou bien était-elle seulement le signe que le village était disposé à se passer de moi ?