Выбрать главу

 

*

 

Trois jours avant ça, le receveur du bureau de poste de la rue Mercœur, près du métro Charonne, fait rassembler tout le monde, tri, guichets, facteurs, télégraphistes, tout le monde, et il nous dit :

« Les Boches sont à Meaux. Foncez chacun chez vous chercher vos affaires, le strict minimum. Dans trois heures, un autocar vous emmène tous vers le Sud. Ordre de l'Administration. Ceux qui refuseront de partir encourront des sanctions pouvant aller jusqu'au licenciement. Sans préjuger des poursuites devant les tribunaux militaires. N'oubliez pas que nous sommes réquisitionnés. »

Héroïque. Enfin, presque. Il ne devrait pas porter des pantoufles pendant le travail. Mais il est sensible des pieds. Il ajoute, avec un gros soupir :

« Je ne vous accompagne pas. J'ai l'ordre d'occuper le bureau de poste et de faire face à toute éventualité. »

Je file à Nogent, vingt minutes de vélo, je vais tout droit trouver maman chez Mme Verbrugghe, la brodeuse de la Grande-Rue, où elle fait le ménage chaque matin. Dans Nogent, tout est comme d'habitude. Peut- être encore plus comme d'habitude que d'habitude. Le soleil tape, un beau soleil dë juin, déjà haut et clair. Des hirondelles tournaillent en piaulant autour du clocher de l'église.

Je trouve maman à quatre pattes, une brosse à la main, devant un seau qui sent l'eau de Javel. Je lui dis l'affaire. Elle m'écoute à genoux, redressant du bras une mèche échappée au chignon. Elle me dit :

« Hélâ, mon Dieu, faut-y, faut-y ! Jamais j'aurais cru revoir ça ! Oh ! je suis bien tranquille, ils vont les arrêter sur la Marne, c'est toujours là qu'ils les arrêtent. A l'heure qu'il esf, ils doivent déjà être à l'ouvrage. Y a des mères qui vont pleurer. C'est toujours les mères qui pleurent, en fin de compte. Faut-y que je revoie des choses pareilles ! Et maintenant te v'ià parti sur les routes, je sais-t-y seulement où, comme un va-nu-pieds, avec des gens que je connais seulement pas ! Qui c'est qui va s'occuper de toi, te faire à manger, te laver ton linge? Tu vas manger rien que des cochonneries, du saucisson, des frites, des rigolades, toi qu'i te faudrait un bifteck de cheval tous les jours, pour ta croissance, t'as déjà pas trop bonne mine, hélâ, mon Dieu, faut-y, faut-y ! Quand je pense que je vais entendre le canon, comme en quatorze, on a déjà tant de mal sur terre à gagner sa putain de vie, enfin, bon, les ordres c'est les ordres, t'as une bonne place, va pas te faire mal noter, je vais dire à la patronne que je prends cinq minutes pour te faire ta valise, viens dire au revoir à madame Verbrugghe, tâche d'être bien poli bien convenable et fais bien attention où que tu mets les pieds, je viens de cirer. »

Je dis au revoir à Mme Verbrugghe, elle pleure, ses deux fils sont mobilisés, elle me dit fais bien attention à toi, tu sais que ta maman n'a que toi, elle me donne une boîte de pâté, un paquet de petits-beurre et cinquante francs. Je refuse de toutes mes forces, je suis bien élevé, mais elle me fourre l'argent dans la poche et maman me dit que je peux accepter, que ça ferait de la peine à Mme Verbrugghe, dis merci à Mme Verbrugghe, fallait pas, Madame, voyons, fallait pas.

La rue Sainte-Anne est à cinquante mètres de là. On grimpe à notre troisième, maman me descend de sur l'armoire sa valise à elle, la seule valise de la maison. Elle est en gros cuir tout raide, on dirait de l'hippopotame, cousu à la main, avec de terribles fermoirs de bronze, vide ou pleine on ne sent pas la différence tellement elle est lourde. C'est la valise de maman quand elle était jeune fille. Elle est montée à Paris avec. C'était déjà une très vieille valise quand son père lui en avait fait cadeau, en pleurant sa petite Margrite qui quittait la maison. Le cuir est marron foncé, tout griffé, mais luisant doux à cause de l'encaustique que maman lui met de temps en temps.

Maman me donne des affaires, des chaussettes chaudes, mon pull-over à col roulé, mon blouson de suédine, ma culotte de golf que j'aime pas mettre à cause de mes mollets maigres, du papier, des enveloppes... « T'écriras tous les soirs, tu me le promets? Je veux savoir où que t'es. Ce soir, tu me mets une lettre à la poste! » Elle veut que j'emporte la couverture de mon lit. Ah! non. Des couvertures, il y en a partout ! Pourquoi pas emporter le lit, aussi? Pendant que je m'esquinte à boucler ces sacrés fermoirs, elle me passe un bifteck à la poêle. Mais j'ai pas faim, m'man! Fais un effort, t'en mangeras peut-être pas d'autre avant longtemps! Je mâche en vitesse, j'enveloppe un camembert, un bout de saucisson, du chocolat, je dis :

« Tu sais où il travaille, papa? Je voudrais lui dire au revoir. »

Elle me le dit. C'est un chantier du côté du Perreux.

Elle m'embrasse comme si je partais pour le front. Ses larmes me coulent sur la figure. J'ai de la peine de lui voir tant de peine. Je vais pleurer moi aussi.

« Quelque chose me dit que je te reverrai plus, elle sanglote. Quand je pense que j'ai vu partir mes frères comme ça !

Eh, alors, tu vois : ils sont revenus !

Oui, mais dans quel état!

Mais moi, je suis pas soldat, je vais pas me battre, je vais justement là où ça se bat pas... Si tu veux, je reste avec vous.

Oh ! non, ne fais pas ça, mon petit ! Sois bien obéissant envers tes chefs. Allez, va. Ne te mets pas en retard. Fais attention à toi. Ne va pas m'attraper un chaud et froid. Nourris-toi bien. Achète-toi des biftecks. De cheval, c'est plus fortifiant. Ecris-moi tous les soirs. Fais attention à ton linge. Si tu rencontres les Boches, ne les provoque pas, tu sais qu'ils coupent les mains aux garçons. Demande-les bien dans le filet, les biftecks, ou dans la hampe, si y a pas de filet ! »

Je redescends avec elle jusque chez Mme Verbrugghe, mon vélo à la main, la valise sur le dos, attachée aux épaules par des ficelles. J'embrasse maman une dernière fois, et me voilà dégringolant la Grande-Rue vers le pont de Mulhouse.

Je trouve papa sur son chantier, tout seul, en train de fignoler des joints sur de la brique apparente. Il chantonne sa petite chanson, une grosse chique dans la joue gauche. Il est content de me voir.

« Ma gvarde-ma ça ! L'me Françva ! »

Et puis, tout de suite :

« Coumme ça se fait t'es pas al travail ? »

Je lui explique. Il secoue la tête, soucieux.

« Sta guouerra-là, i va pas coumme il fout, pas dou tout. I Franchèjes, i j'ont desclaré la guouerra à la Jallemagne, ma la guouerra, i j'ont pas envie de la faire, la guouerra, ça se voit qui j'ont pas envie.

Papa, tu crois quand même pas qu'on va perdre la guerre? »

Papa lâche un jus de chique qui cingle de plein fouet une fleur de pissenlit. Il se gratte la nuque sous le chapeau. Il me regarde. Triste comme un chien.

« Mah... »

Merde, alors, j'avais jamais sérieusement pensé à ça! La France gagne les guerres, ça va de soi. On peut avoir un peu peur, parfois, mais c'est rien que des épisodes, on sait bien que le Droit, la Justice et la Liberté finissent toujours par avoir le dessus, forcément. Or le Droit, la Justice et la Liberté, c'est la France, non ? Et aussi les alliés de la France. Je dis :

« Tu vas voir, ils vont les arrêter sur la Marne, à tous les coups. »

Papa me plante ses yeux bleus droit en face.

« Allora, bisogna qu'i font vite ! Pourquoi la Marne, a sara pit'êt' bien déza passée, la Marne, à l'hore qu'il est. »

Je dis à papa viens, je te paie le coup. Ma, z'ai l'me litre, qu'il me répond. Et il me le montre, s'en tape une bonne gorgée. Mais moi je veux lui payer le coup au bistrot, j'ai encore jamais payé le coup à papa, je gardais ça pour un instant solennel, faut croire, et aujourd'hui c'est juste le vrai bon instant solennel. Papa commande « oun rouze », moi un diabolo-menthe, on boit gravement, on ne sait plus trop quoi se dire, finalement papa se torche la bouche sur le dos de la main et il me dit bon, fout que ze vas finir stes zoints-là avant midi, qu'après z'ai oune bricole à faire cez les sœurs de la roue de Plaijanche.