« Bon, ben, au revoir, papa », je lui dis.
Mais papa me demande, sévère :
« L'arzent, tou n'n'as?
Ouais, t'en fais pas, maman m'a filé cinq cents balles. Et puis, là-bas, je vais continuer à travailler. Je vais être payé.
Allora, bon. Ça va. »
Il me glisse des billets dans la main.
« T'es pas oublizé tout manzer à la fvas. »
On s'embrasse.
« A r'var, Françva. Fa 'tention, hein! »
Il secoue la tête, pas content du tout.
*
Me voilà sur mon vélo. Il faut que j'en parle, de celui-là. La prunelle de mes yeux. Je viens juste de l'acheter. Un gars qui le vendait, le préposé au télégraphe du bureau Paris-111, rue Amelot, un mordu. Tout
tube Reynolds importé de Suède, jantes durai creuses à boyaux, cadre à mes mesures, le gars est exactement haut comme moi et tout en jambes lui aussi, les roues sont si rapprochées que, si tu fais pas gaffe en prenant un virage, tu passes le pied à travers la roue avant. Six kilos, un nuage, un rêve, je le porte sur mon petit doigt, un bijou gris métallisé à discrets filets vert et or, il me l'a laissé pour huit cents balles, il en vaut quatre fois autant. Huit cents francs, c'est juste ce que je gagne par mois comme manipulant auxiliaire. Maman m'a fait cadeau de ma paie d'un mois pour le vélo, c'est chouette, d'habitude je lui donne tout.
Le demi-course de mon certif, sur lequel j'étais parti pour le tour du monde, il y a trois ans de ça6, je l'ai cassé en deux, l'année dernière, quand une fille jaillie de ma gauche est venue se planter sous ma roue avant. Plongeon, trois quarts d'heure dans les pommes, réveillé par les pompiers, Roger et Pierrot qui me ramènent à pied, un demi-vélo, sous chaque bras, couvert de sang et de mercurochrome, la moitié gauche de la figure épluchée jusqu'à l'os.
Me voilà, donc, sur mon coursier fringant, cap vers la rue Mercœur, Paris XIe. Mais je peux pas quitter Nogent comme ça. Je pique un sprint jusqu'à la Marne. C'est formidable, un vrai vélo de course réglé au quart de poil ! Ça file comme un dard, sans que tu forces, c'est lui qui fait tout le boulot.
La Marne. Jamais elle n'a été si belle. Si large. Si verte. Si transparente. Si miroitante dans le grand soleil. Elle pousse tranquillement ses eaux depuis les lointains bleus de l'Est. J'y cherche en vain les caillots noirs du sang impur. Rien. Des petits poissons qui batifolent. La guerre ? Quelle guerre ?
Trop tentant. Je pousse jusqu'à Noisy-le-Grand, je connais un coin désert, en pleins champs. A poil, et je plonge. Juste un peu froide, comme j'aime. Je remonte le courant à fond de train, je me laisse redescendre.
à longues brasses coulées et, tout à coup, j'entends.
C'est le canon, j'en suis sûr! Je l'ai jamais entendu avant, mais j'en suis sûr. De lointains petits bruits, sourds et secs tout à la fois, en chapelets irréguliers... Je sors de l'eau, j'écoute en me séchant au soleil. Ça continue. Je me répète « C'est le canon ! Le canon... ».
L'énormité de la chose me pénètre peu à peu. La guerre s'est arrachée aux titres fadasses des journaux et aux propos geignards des commères, elle est là, la voilà, elle accourt. Jusqu'ici, on lui avait fait une place dans la vie quotidienne, elle ne gênait guère, même pas les femmes des mobilisés qui, disait maman,,« touchaient des sous gros comme elles ». Eh bien, elle a décidé de se secouer, la salope.
*
Une demi-heure plus tard, j'arrive rue Mercœur, ma valise sur le dos. Tout le monde est là, tendu, excité, mais pas l'affolement. Plutôt le départ pour l'excursion. On attend le car, le car va venir, on y prendra place, posément, hiérarchiquement, les dames des guichets et les contrôleurs à l'avant, la jeunesse turbulente au fond pour pouvoir faire des grimaces par la vitre arrière. Nous sommes des fonctionnaires, un corps de l'Etat qui s'évacue en bon ordre vers des positions de repli mûrement prévues et parfaitement organisées.
A midi, pas de car. A une heure, pas de car.
Paris, cependant, commence à prendre conscience qu'il s'amasse de l'exceptionnel. Il tourne en rond, sur lui-même, comme une poule qui sent rôder le busard. L'inquiétude rampe et s'infiltre. Des boutiques n'ont pas ouvert. D'autres, qui avaient ouvert, ferment. Des familles entassent sur des juvaquatres des paquets qu'elles descendent des étages. Des gens les regardent, goguenards, de ces gens qu'on ne voit jamais dans la rue, sauf le matin en train de courir du métro au boulot et le soir en sens inverse. Ils ont laissé tomber le noir garage ou l'atelier de fond de cour où se fabrique l'article de Paris en celluloïd, et ils traînent sur le trottoir, en bleus au soleil, un peu paumés, ne le laissant pas trop voir, moitié angoissés moitié ravis du chambard qui secoue leurs petites vies sans qu'ils y soient pour rien.
Avec les copains, on va de temps en temps moissonner les bobards au troquet du coin. Les autres manipulants, des mômes de seize ans embauchés comme moi en septembre dernier, on a tous passé le concours ensemble, se tapent des tournées de blanc sec en vrais petits hommes. Pas bégueule, je siffle comme un grand le muscadet corrosif qui me rebrousse la tuyauterie ën giclées aigres. La tête me tourne un peu, je plane, c'est juste comme ça qu'il faut être pour bien savourer le goût de l'historique :
A deux heures, pas de car. Le receveur dit :
« Que ceux qui ont des bicyclettes partent à bicyclette. Que les autres prennent le train, s'ils y arrivent, ou partent à pied. Ils trouveront bien une voiture qui acceptera de les prendre. »
Bonaparte à Arcole. Il ajoute :
« Point de ralliement : Bordeaux. La poste centrale.
Tâchez de rester groupés, dans la mesure du possible. »
*
Pour Bordeaux, tu sors par la porte de Versailles ou par la porte d'Orléans, ça dépend si t'as dans l'idée de passer par Poitiers ou bien par Limoges. On en discute un bout de temps, les huit vélos qu'on est, en se tapant des œufs sur le plat et de l'andouillette chez le bistrot au muscadet. Y a du pour, y a du contre. Comme il faut bien finir par au moins décoller de la rue Mercœur, on saute en selle sans avoir tranché la question. On peut toujours aller jusqu'à la République, puis descendre le Sébasto et le Saint-Michel (Ménis dit « le Boul' Mich' », ça fait étudiant) jusqu'à Denfert. Là, on prendra la décision.
Oui, ben... A peine tourné le coin, on comprend notre douleur. Le boulevard Voltaire, pas moyen d'approcher. Des bagnoles, oui, mais surtout des charrettes .de paysans. Tirées par des chevaux, quelques-unes par des bœufs. Quelques-unes par des ploucs harassés. Et c'est le pas des plus lents qui commande tout le cortège, bien forcé. C'est-à-dire le pas des bœufs. D'où ils sortent, tous? Ça fait pas mal de temps qu'on en voit passer par les banlieues, des Belges, des gens du Nord, des Alsaciens, avec leurs armoires à glace, leurs matelas, leurs grand-mères effarées, leurs gosses endormis, leurs poules dans une cage bringuebalant entre les grandes roues de bois cerclées de fer. On s'y est habitués, il se passe des choses, par là-haut, c'est la guerre, quoi. Sur les routes, ils se tiennent tout à fait à droite, bien sages, tout tristes. On dit : « C'est des réfugiés. »
Ce matin, quand j'ai passé la porte de Vincennes, ils piétinaient sur la moitié droite du boulevard extérieur, descendant vers le Sud, dépassés par des camions militaires qui filaient à tout berzingue sur la gauche de la chaussée, bourrés de troufions, certains même debout sur les marchepieds ou à plat ventre sur la cabine du chauffeur. J'y avais pas porté spécialement attention. Depuis près d'un an que ce cirque est commencé, les convois militaires ça va ça vient, pas question de droite, de gauche ou de feux rouges, c'est eux les patrons, tu vas pas chicaner code de la route quand il s'agit de sauver la patrie. J'avais guetté le trou, je m'étais faufilé avec mon vélo, j'étais passé de l'autre côté. Maintenant que ça me revient, ils étaient plus tassés que d'habitude, les réfugiés. Beaucoup plus. L'air plus fatigué, plus abattu. Ça aurait dû me donner à penser.