Bon, ben, puisque c'est comme ça, on coupe à travers, on rejoint la rue de Charonne. Elle est vide, on se croirait un dimanche matin, elle sent la grasse matinée, elle se tortille mollement au soleil comme une femme qui s'étire et montre les poils de ses dessous de bras. Des mômes jouent à la guerre. Tu dirais jamais qu'elle est là, de l'autre côté du pâté de maisons, la guerre.
On dégringole Charonne jusqu'à la Bastoche, on passe l'eau, on continue par les petites rues peinardes. Paris, maintenant, sue carrément l'attente anxieuse, de plus en plus anxieuse, mais qui ne veut quand même pas y croire. Sue aussi la feignasserie qui profite de tout pour musarder sous le ciel bleu. Il fait un temps magnifique. Quoique...
Quoique, vers le Nord, on dirait que ça se gâte. Le bleu tourne au bleu sale. Puis au noir opaque. Un drôle de nuage, bourré comme un édredon, escalade le ciel quatre à quatre, en dévore la moitié en moins de rien, sur son élan va bientôt tout bouffer. Voilà cette saloperie noire qui rattrape le soleil. Gobé, le soleil. D'un seul coup, le crépuscule. Les oiseaux ont peur. Ça fait très mort du Christ, si t'as été au catéchisme.
Tout le monde regarde en l'air. Un renseigné explique :
« Ils ont fait sauter les dépôts d'essence. »
De fait, ça pue. L'essence qui brûle, mais aussi le vieux pneu. Je connais bien, j'en ai assez fait cramer sur le Fort. Ça te prend à la gorge. Et voilà qu'une espèce de neige noire nous tombe dessus, molle, grasse, dégueulasse. T'y mets la main, tu te l'étalés plein la gueule. On se regarde, assez secoués. On voit pas tous ces détails quand on pense à la guerre.
« On nous gâte ! C'est le Châtelet ! » dit un mec.
Ça nous réveille. On pédale sec vers le Sud. On essaie d'obliquer vers l'Ouest, vers la porte d'Orléans, puisque c'est la première des deux qui se présente, voir au moins la gueule qu'elle a, si elle nous plaît pas on obliquera un chouïa de plus, jusqu'à la porte de Versailles.
Tu parles ! L'avenue d'Italie, infranchissable. Inaccessible, même. Les rues parallèles, les rues à pauvres du treizième, bourrées d'un mur à l'autre. Vides comme la mort ou pleines à craquer, tu peux jamais savoir d'avance. Cette fois, c'est les Parisiens de Paris qui les mettent. En masse. Ça doit être cette fumée du diable qui leur a allumé le feu au cul. Ils ont fait fissa! Eux, c'est pas tellement le genre armoire à glace sur la charrette à bœufs, plutôt le lampadaire de chez Lévitan sur le tandem des congés payés et le môme dans le sac à dos, très sport, très A. J.
Pas question d'atteindre la porte d'Orléans. Déjà bien heureux si on peut sortir par la porte d'Italie...
Finalement, c'est par Bercy qu'on est sortis. Et grâce à nos vélos. On se faufilait dans le magma. On roulait sur les trottoirs.
La porte de Bercy, c'est pas précisément la direction de Bordeaux. Ça nous rejette complètement à l'Est, autant dire dans les pattes des Boches, en plein. C'est peut-être pour ça que c'est moins embouteillé. Bah, on verra bien. Déjà s'arracher à cette marmite du diable. Quand on y verra plus clair, on repiquera vers le Sud- Ouest par les transversales.
*
Et me revoilà pédalant sur cette sacrée Nationale 5, celle-là même sur laquelle je m'étais élancé, il y a trois ans, avec Jojo Vapaille, pour courir la grande aventure.
Ça me fait quelque chose. Le paysage n'a pas changé, sauf que c'est tout vert tout fleuri au lieu de pleurer glacé dans la gadoue. Sauf aussi qu'il y a du monde sur le ruban.
Collées au bitume comme à du papier tue-mouches, elles dégustent leur calvaire, les familles. Le soleil tape maintenant à bras raccourcis, cette mi-juin se prend pour un quinze août,
les tôles noires bien astiquées des tractions et des rosengarts des beaux dimanches te brûlent les doigts quand tu t'appuies dessus, les têtes pendent, flasques, aux portières, les bouches béent, les langues s'emplâtrent de poussière. Les croquants, là- haut sur leurs charrois, dodelinent, hébétés. Les grand- mères aux bas de coton gris, juchées sur l'amas de matelas qui couronne le mobilier entassé, visage de bois, joues cireuses, pelote de rides violemment tirées en arrière et ficelées en un minuscule chignon serré serré, contemplent le désastre de leurs yeux sans couleur. Qu'elles auraient donc préféré mourir avant de revoir ça ! Les chiens de cour de ferme tirent sur leur ficelle. Les poules, écrasées de terreur, tassées en un seul bloc de plumes dans leur cage entre les essieux couineurs, crèvent de soif, une à une, le bec écarquillé, l'œil terne. On les mangera le soir, à l'étape. Il faut vraiment la guerre pour que le paysan français mange du poulet en semaine.
Un gros père en complet-veston oscille sur sa bicyclette. Il pose le pied à terre, essaie de lever haut la jambe pour se dégager du cadre, mais avant d'avoir pu y arriver il s'abat d'une masse, sur le côté, le vélo entre les cuisses. Il est bleu, les yeux lui sortent de la tête. Le mouchoir mouillé, noué aux quatre coins, dont il a coiffé son crâne nu, fume. On le traîne sur le bas-côté en évitant les pieds des chevaux.
Ça s'englue. Quelque chose bloque devant, la bête aux cent mille têtes avance de plus en plus lentement, comme si quelqu'un serrait quelque énorme frein. La pression augmente derrière, la route grouille à perte de vue, les chromes et les vitres étincellent sauvagement, les klaxons soudain rugissent, les trompettes à poire pouëttent-pouëttent. Ça commence à s'énerver.
Huées et bousculade juste derrière. Un camion kaki force le passage. Debout sur le marchepied, un militaire casqué, avec des galons sur la manche, hurle :
« Laissez passer! Priorité à l'armée! Laissez passer, nom de Dieu ! »
Le camion pousse du nez une vieille torpédo Citroën jaune décapotée qui contient un monsieur à lorgnon, sa madame, ses deux jeunes filles, ses valises et son canari.
« Ma peinture! glapit le lorgnon. Ah! elle est belle, l'armée française !
— L'armée française, elle te pisse au cul, eh, planqué ! » répond le galonné.
Il a l'accent de Belleville et une gueule de gouape.
Et bing, un bon coup de pare-chocs dans la roue de secours ! La torpédo bondit, s'emplâtre dans la bagnole qui rampe devant elle, une traction-avant avec un lit- cage sur le toit. Le canari se met à chanter. Le camion remet ça, encore et encore, les dames hurlent, le lorgnon se cramponne à son volant, le galonné est bourré jusqu'aux yeux, son chauffeur aussi, les bidasses débraillés empilés dans le camion aussi.
« Bordel de merde, vous allez dégager ou je tire dans le tas ! »
Eh, mais, il a sorti son flingue, ce branque! Le lorgnon a compris. Il essaie d'obliquer sur la gauche, mais le bas-côté est encombré de piétons qui poussent des brouettes, des landaus chargés à crouler. Le camion lui facilite la manœuvre : d'un dernier coup de tampon il envoie la torpédo dans le fossé, dans une pâtée de hurlements et d'écrabouillades.
La traction prend le même chemin. Le camion taille sa route à coups de pare-chocs.
On relève les bousculés, on les aide à ramasser leurs trésors, on console la famille Lorgnon.
« Autant aller à pied, je leur dis. Ça va plus vite. Et de toute façon, où trouver de l'essence?
Mais... nos affaires? pleure madame Lorgnon.
C'est la guerre, madame, dis-je, royal. Prenez ce que vous pouvez porter sur votre dos. »
Ils le font, en sanglotant. Pendant qu'ils trient, des gens s'arrêtent, farfouillent avidement dans ce qu'ils doivent abandonner sur place.
« Vise, Jeannette, la chouette pendule ! Toute en marbre! Et même les vases qui vont avec, ouah, dis, eh!