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La vache ! T'as vu le dessus de lit au crochet ? J'ai toujours rêvé de m'en tricoter un !

Oh ! dis, eh, un renard ! Un renard bleu ! Il me va bien ? Qu'est-ce t'en penses ? »

Les Lorgnon se mettent en route, chacun une valise ficelée sur le dos. Les charognards s'abattent sur leurs dépouilles, se chargent à en crever, les yeux plus grands que le ventre, abandonneront tout ça deux kilomètres plus loin...

Ça prend de plus en plus des allures de grande défoule. Au passage, des gars tâtent si les portes sont fermées à clef. Si ça résiste, la porte est vite enfoncée, et c'est la ruée. S'il y a quelqu'un, on dit « Pardon, escuses! » et on va voir plus loin, pas gêné. Le contenu des maisons s'éparpille dans les champs tout le long de la route. Des rigolos se mettent des dessous de femme par-dessus leurs nippes. Les garde-robes si soigneusement protégées des mites pendent aux haies, guirlandes tristes pour un Quatorze-Juillet de fin du monde.

Des soupiraux des caves montent des chansons pâteuses, des éclatements de bouteilles cassées contre les murs, des chocs mous de bagarres, des cris, des relents de vinasse et de dégueulis.

Nos vélos nous arrachent à cette chierie. On est les rois, on se faufile partout, au besoin à travers champs.

De lourds panaches noirs grimpent et se boursouflent aux quatre coins de l'horizon. Dépôts de carburant sacrifiés ? Bombardements ? Va savoir.

Aux approches de Melun, sur des kilomètres, la route, les fossés, les champs sont couverts, de canettes de bière. Des millions de canettes. Des pleines, des vides, des cassées. Un peu à l'écart, une petite usine flambe. Une foule y va et en vient, des troufions et des civils, tous saouls à crever, les poches bourrées de canettes, des caisses de canettes sur l'épaule. Ils boivent à la régalade, vautrés sur le talus, rigolent, bombardent les voitures à coups de canettes, tirent la canette au fusil de guerre. Je demande ce qui se passe.

« C'est la brasserie Griiber. Une putain de boîte boche. Bande d'enfoirés ! On leur-z-y fait leur fête, tiens donc!»

J'avais jamais pensé à ça. Pourtant, ç'est drôlement connu, comme marque de bière, Griiber. C'est vrai que c'est un nom qui sonne boche. Et Karcher aussi, c'est sûrement des Boches! Comme on se fait avoir, quand même ! Bon, désormais, je boirai rien que de la Dumes- nil. C'est français, ça, Dumesnil.

MON vélo, je vous l'ai dit, est un splendide vélo de course, une bête de race. C'est-à-dire à boyaux, pas à pneus. Un boyau, c'est en toile avec une mince bande de caoutchouc au milieu, c'est cousu tout du long, ça fait un tube très léger avec la chambre à air enfermée dedans. Et c'est collé sur la jante. Quand tu crèves, il faut que tu commences par décoller le boyau de la jante, et puis tu cherches le trou dans un seau d'eau. Rien que ça, tu deviens fou ! A moins que le clou ne soit resté gentiment planté dedans, t'es parfois obligé de découdre sur la moitié du diamètre de la roue avant de le dénicher, ton trou. Parce que les bulles d'air peuvent très bien ne pas trouver tout de suite à sortir, et alors elles voyagent entre cuir et peau, entre chambre et boyau, et elles sortent là où elles trouvent une fissure dans la colle de la couture, au diable vauvert. Bon. T'as trouvé ton trou, tu grattes, tu nettoies à l'essence, tu étales la colle, tu poses la rustine, tu presses entre le gras de tes deux pouces à t'en faire péter les veines du cou, tu attends un chouïa, tu donnes un prudent coup de pompe, tu vérifies : ça tient. En admettant. Et alors ton calvaire commence. Parce que tes cinquante centimètres de boyau, maintenant il faut les recoudre. Au point de croix. En serrant chaque point bien à fond, et le fil à boyaux qui te coupe les doigts jusqu'au sang. Pas t'énerver, surtout : tu frôles la chambre à air ultralégère ultra-fragile en pur para transparent comme un bas de soie, un coup d'aiguille malheureux tu la reperces. Une fois tout recousu, tu recolles le boyau sur la jante, bien soigneusement : si tu déjantes, tu te tues. Tu remets la roue en place, tu retends la chaîne, et c'est bon, en route. J'ai la main, j'arrive à faire tout ça en trois petits quarts d'heure, faut pas être feignant.

Une fois, ça passe. A la quatrième de la journée, ça devient nettement fastidieux. Surtout dans la poussière, au bord d'une route où s'écoule, lentement, lentement, un fleuve de misère de plus en plus sinistre, de plus en plus terrorisé, tournant carrément à l'hystérie collective. Et les camions de l'armée qui font leur trou là- dedans, fonçant vers le Sud, et la foule qui s'écarte, résignée, c'est l'armée, n'est-ce pas, c'est normal, l'armée est la seule chose qui tienne encore debout dans cette débâcle, sans se rendre compte, les malheureux, qu'elle fout tout simplement le camp, l'armée, qu'elle les bouscule, les écrase et les tue pour se sauver plus vite...

Les trois premières fois, les copains m'ont attendu. De moins en moins de bon cœur. « Merde, quelle idée, aussi, de prendre un vélo de course pour un voyage pareil ! Avoue que t'es pas normal, franchement ! » Comme si j'avais choisi, moi ! Je m'amène bosser sur mon vélo, comme tous les jours, on me dit vous partez en autocar, total je me retrouve en enfer avec entre les cuisses un bijou à boyaux de soie! Et ces putains de bourrins de ploucs qui sèment les clous de leurs fers partout! La quatrième fois, ils ont mis les bouts, les potes. Ils ont fait ceux qu'ont pas vu. Et moi qui découds, vas-y que je te découse ! Et merde, cette fois, je l'ai dans le cul : une déchirure de dix centimètres dans la chambre. Imbaisable. J'avais un boyau de rechange, ficelé sous la selle, c'est même lui que j'ai mis à la place de l'autre à la première crevaison, mais il était pourri, la deuxième crevaison a eu lieu cent mètres plus loin. Que voulez-vous, j'ai eu déjà bien du mal à payer le vélo, j'avais plus un rond pour les boyaux, les Boches me laissaient un mois de mieux j'aurais été équipé fin prêt, oui, mais voilà...

Et bon, comme un con. A pied. Tout seul. Les vaches ! Ça me fout un coup. Et puis, tout de suite après, comme un soulagement. Au fond, je crois.que j'aime autant être tout seul. Je serai pas distrait de l'ambiance par leurs joyeux déconnages. Pas appliqué à leur répondre marrant tac au tac. Je verrai mieux. Je profiterai mieux. Je suis un lent, moi. Je m'imprègne. Je rumine. Je distille. J'engrange. Je cliquète tchic et. tchac dans le dedans de ma tête. Je me retrouve, quoi.

Bon. J'ai comme un creux. J'ouvre une boîte de sardines. Ah, ouais, mais le pain, c'est Cruchaudet qui le portait sur son porte-bagages, le pain. Sans pain, moi, pas possible. Je bouffe mes sardines avec les petits- beurre de madame Verbrugghe comme pain. Non, ne me dites rien. C'est dégueulasse, et c'est marre. Et rien à boire.

Un camion de l'armée s'est arrêté juste en face. Les troufions en profitent pour téter un coup à leurs bidons. Tant pis, j'y cours.

« Hé ! les mecs, passez-moi un coup à boire !

— Attrape! »

J'avale à furieuses lampées. Hé! mais, c'est pas du coco ! Le noir pinard me tombe dedans, de haut en bas, cascade et arc-en-ciel, j'ai l'intérieur en chapeau de feutre, hérissé aride, et tout empoissé d'huile à sardines, bouh, le pinard rebondit là-dessus, glisse, m'inonde, m'imprègne, me caresse, me lave, me réveille, je suis une éponge, je suis le sable blond, je suis la pâquerette qui s'ouvre à la rosée, c'est bon, c'est bon, j'en frissonne de bonheur.

Ben, dis donc, j'avais soif!

Je rends le bidon au gars. Le camion se remet en route. Le vin m'a donné des ailes au cerveau, et aussi du culot.

« Hé ! je peux monter ? Sur le marchepied ? »

Le bidasse hausse les épaules. Il s'en fout, lui.

« Si tu veux ! Au point où on en est ! »

Je saute sur le bas-côté, j'enfile mes bras dans les bretelles en ficelle de ma valoche, j'empoigne mon vélo super-poids plume, je cavale pour rattrape]1 le camion, je gueule au troufion pas vache :

« Hé ! Mon vélo ! »