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Sans lui laisser le temps de réfléchir, je le lui tends, à bout Je bras, tout en courant. D'abord soufflé, le militaire attrape le vélo, l'air de dire « T'es pas gonflé, toi ! »,.et le carre sur le toit de la cabine. Je saute sur le marchepied. J'ai mon cher vélo juste au-dessus de la tête, s'il se casse la gueule je saute aussi sec pour le ramasser.

Et vas-y! Ça fonce dans le tas. D'ici, je trouve ça chouette. Le vent me rafraîchit les coups de soleil. Les croquants s'écartent sans trop de problème, ils sont maintenant rodés à la manœuvre, d'autres camions, devant nous, ont fait le trou. On roule avec deux roues sur l'herbe, ça cahote sec. Je retiens mon vélo d'une main. Tout flambe, tout pète, tout pleure partout autour et même devant, on est cernés, c'est la grande merde, le grand chambard, on fonce pour foncer, où qu'on va j'en sais rien -mais on y va à tombeau ouvert, j'ai dix-sept ans, ce matin j'étais encore dans mon lit de môme chez maman et papa, je hais la guerre et ceux qui la font, je veux rien savoir de leurs jeux de cons, je me fous de tout, ils m'ont jeté là-dedans, à moi de pas crever, et merde !

Je me répète : « Tu te rends compte de ce que tu es en train de vivre? » Putain, oui, je me rends compte !

Je suis pété, un peu.

 

*

 

Cahin-caha, on traverse Fontainebleau, une ville rupin, rien que des villas très chic au fond de parcs à sapins bleus. La cohue est toujours aussi épaisse, et là elle se trouve coincée entre les murs, pas moyen de faire le trou, bien obligés on est d'avancer au pas.

Les volets sont partout soigneusement clos, mais j'ai l'impression que les gens sont dans les maisons, tapis, attendant que ça se tasse, peut-être le fusil de chasse à portée de poigne pour les pillards éventuels... Au fait, tiens, c'est marrant, ils restent strictement éventuels, les pillards, par ici. Pas de lingerie à dentelle répandue sur les trottoirs, pas de vaisselle cassée, pas de tableau* crevés, pas de photos de famille éparpillées aux quatre vents... La richesse, ça en impose au peuple, on dirait. Pourtant, ces palaces, ça serait plus marrant à piller que les trous à rats des purotins, ça doit être plein de trucs en or, là-dedans, de pull-overs avec des beaux dessins, de machins électriques rigolos... Ben oui, mais ça leur vient même pas à l'idée. Et puis, faut dire, il y a les clebs, derrière les grilles. Gueulent à tout va, écument et ragent sans arrêt, sans arrêt. Preuve que les pékins sont effectivement à la maison. Il y a donc des gens qui n'ont pas peur des Boches ? Les riches, c'est instruit, ça fréquente des députés, ça sait les choses. A mon idée, les Boches, ça doit être comme les fuyards, ça doit piller que les ploucs et les petites gens. Ça touche pas aux riches. Je les imagine très bien violant les.filles de ferme et les bonnes femmes en sueur qui en bavent sur la route, je les vois pas du tout culbutant la châtelaine ou la femme du docteur.

Nous revoilà dans la campagne. La campagne, ici, c'est la forêt. Le camion tousse, et puis s'arrête. Le chauffeur descend, les bras écartés, dit qu'il,n'a plus d'essence, que c'est bien fait pour nos gueules, qu'on n'avait qu'à faire comme il avait dit et réquisitionner l'essence des bagnoles des civils, et maintenant, voilà, on est marrons, les bagnoles civiles il y a longtemps qu'elles n'ont plus d'essence, elles sont toutes immobiles sur les bas-côtés, complètement à sec, et même basculées dans le fossé cul par-dessus tête par les petits jaloux qu'ont jamais pu s'en payer une. Quant aux stations-service, toutes asséchées et désertées depuis belle lurette, bien sûr.

Les troufions râlent, ne veulent pas y croire, attendent le miracle, ne se décident pas à descendre de leur char kaki, ce serait accepter l'inacceptable.

Pendant qu'ils piétinent et s'engueulent, je récupère mon vélo, et je replonge dans le pudding.

Traîner là-dedans un vélo boiteux qui se cogne partout, m'attire des injures et des coups de pied, ça pourra pas durer jusqu'à Bordeaux... Et voilà que j'aperçois dans le fossé un vélo cassé, la roue avant pliée en deux, abandonné là. Aubaine! C'est un vieux clou rouillé à pneus demi-ballon. Je démonte vite fait la roue arrière, je la monte sur le mien à la place de ma roue avant inutilisable, le gros pneu ballon passe tout juste tout juste dans la fourche étroite, même il frotte un peu, la roue est voilée, mais bon, je peux rouler. J'attache ma précieuse roue durai sur ma valise, je hisse le tout sur mon dos, et voilà notre héros en route vers de nouvelles aventures.

 

*

 

Je pédale sur une route toute droite, toute plate, bordée de grands beaux arbres, des platanes, peut-être bien, qui tricotent une ombre en dentelle. Je me faufile entre les carrioles, les voitures à bras, les piétons harassés. Il y a maintenant des troufions parmi la piétaille. De plus en plus de troufions à mesure que je gagne sur la colonne. Ils traînent la patte, épuisés, ruisselants de sueur, chargés de lainages kaki comme en plein hiver, la capote bâillante, les bandes molletières pendouillant à la godille, traînant les pieds dans des espadrilles ou même dans les somptueuses pantoufles fourrées du célèbre docteur Machin fauchées à quelque éventaire, avec des chiffons crasseux qui dépassent, tachés de sang et de jus d'ampoules. Les moins avachis portent le fusil en bandoulière, les cartouchières sur l'estomac. Le casque, le bidon et l'étui à masque à gaz leur battent les fesses. Mais la plupart ont balancé tout ça dans la nature, sauf le bidon. Ils marchent en s'appuyant sur un bâton. Les fossés débordent d'héroïques quincailleries.

Quelqu'un s'exclame : « Tiens, des avions ! »

En effet, on voit des petites choses brillantes, tout là-haut dans le soleil. Elles grossissent. Ce sont bien des avions, groupés en formation comme j'en ai vu au Bourget le jour du meeting d'acrobatie où Clem Sohn, l'homme-oiseau américain, est tombé comme une pierre et s'est enfoncé dans la pelouse, un mètre de profondeur, à vingt pas de Roger et de moi, une flaque rouge avec des bouts d'os blancs, la pauvre vermine. Les avions grossissent et grossissent, ils descendent droit vers nous, les mères commencent à avoir peur : « C'est des Boches ! Ils vont nous jeter des bombes ! » Les hommes prennent le temps de bien regarder, la main en visière au-dessus des yeux.

« C'est les nôtres ! Ils ont les cocardes ! » Du coup, tout le monde se sent mieux. La guerre n'est peut-être pas si perdue que ça. L'armée française a du ressort. Nos avions sont bien meilleurs que ceux des Boches, ça, personne ne peut dire le contraire. Et nos aviateurs, donc! La vraie bagarre ne fait que commencer, si on ne les a pas arrêtés sur la Marne on les écrabouillera sur la Seine, ces prétentieux. Ou sur la Loire, à l'extrême rigueur. Les choses rentrent dans l'ordre, la Terre tourne dans le bon sens, le Droit et la Justice triomphent. Nous, ici, évidemment, on" n'en voit que le mauvais côté, forcé qu'on se soit laissé impressionner.

Les avions sont maintenant tout près. Ils frôlent les arbres, on dirait. Ils se sont placés l'un derrière l'autre, à la queue leu leu, ça fait un boucan fantastique. Les chevaux se cabrent et hennissent. Un troufion soudain me serre le bras. Il crie quelque chose, les yeux fous. Personne n'entend, le bruit des avions écrase tout. Il me hurle dans l'oreille : « Et merde ! C'est des Ritals ! » Ah ! ouais ? Et alors ?

Il secoue les gens autour de lui, leur gueule dans l'oreille :

« C'est des Ritals, bon Dieu! Des Italiens! Couchez- vous, bordel ! Couchez-vous ! »

Au fait, c'est vrai. Les Ritals. J'avais oublié. Tout le monde avait oublié. Ça s'est fait si vite, on avait déjà tant de catastrophes sur les bras, on y avait à peine prêté attention sur le moment : l'Italie a déclaré la guerre à la France. « Coup de poignard dans le dos! » titrait Paris-Soir. De fait, Mussolini a attendu dix mois, a attendu que le front soit enfoncé et la France à genoux pour lui rentrer dans le lard. Ça n'a pas contribué à nous faire bien voir, nous autres les Ritals de banlieue, mais finalement pas autant qu'on aurait pu s'y attendre. Des allusions perfides, des bagarres de bistrot, des injures sur les murs de nos taudis, mais tout de même pas les pogroms, les incendies de quartiers ritals que redoutaient les femmes gémissantes dévideu- ses de chapelets derrière les volets tirés. Il leur en tombait un tel paquet d'un seul coup sur la gueule, aux Français, et de tellement de côtés à la fois, qu'ils ne faisaient plus le détail des coups, comme un boxeur K.O, debout.