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Les Italiens, nos ennemis. Rital égale Boche. Ça va pas ensemble. Ça jure. Faut faire un effort, se violer la spontanéité, pour réaliser. Les zigotos qui jouent les casseurs d'assiettes au-dessus de nos têtes, avec leur vert-blanc-rouge maintenant bien visible, ne peuvent pas nous en vouloir vraiment, c'est pas du Teuton féroce, ils sont là pour marquer le coup, quoi, faut pas prendre ça au sérieux.

Ils prennent la route en enfilade, bientôt se perdent à l'horizon. Les gens se regardent, soulagés. On blague le soldat alarmiste. Tiens, les revoilà.

Très haut dans le bleu, en triangle, comme les oies sauvages, ils repassent en sens inverse, disparaissent au loin derrière notre dos, on les entend piquer l'un après l'autre, les voilà qui reviennent au-dessus de la route, à frôler les arbres, comme tout à l'heure, dans le tonnerre de leur insolente allégresse. On n'a plus la trouille. On se fout de leurs gueules. « Hé, macaronis ! » « Mandolines ! » « Dégonflés ! » « Toutous des Boches! ».

Braoum ! Ma tête explose. Juste contre mon oreille, le troufion de tout à l'heure a tiré un coup de fusil. Il aurait pu prévenir, ce con ! Un autre en fait autant. Tous ceux qui n'ont pas jeté leur flingue se mettent à tirer contre les avions. Un qui porte un fusil mitrailleur se couche sur le dos, son copain maintient l'engin vertical, et vas-y, tacatacatac, comme à la fête !

« Allez-y, les gars ! Feu à volonté ! On va bien en descendre un, de ces enculés ! »

Excités comme des poux. Même des pépères civils ramassent des fusils dans le fossé et tiraillent en l'air. Même des gosses. Il y en a un qui chiale, à moitié assommé : le recul lui a claqué la crosse contre la joue. Des femmes, que ces pétarades inquiètent, s'éloignent à tout hasard de la route, dans les blés presque mûrs, entraînant leurs mômes.

Les avions disparaissent, de nouveau happés par l'horizon. Et reviennent. Mais cette fois, celui de tête plonge en piqué, droit sur nous, redresse au ras des feuilles, suit la route à l'horizontale. Des petites flammes clignotent à l'avant de ses ailes surbaissées. Tacatacatac...

La vache ! Il tire ! Il tire sur nous ! Avec des mitrailleuses ! Je me trouve tout près d'un gros arbre, je plonge derrière le tronc sans lâcher mon vélo, je m'écrase le museau dans l'herbe, je pousse ma figure de toutes mes forces contre la terre, je voudrais m'y enfoncer. L'avion remonte la route, canarde la colonne à rebrousse-poil, bien à son aise. Un autre s'amène aussitôt, plonge, tacatacatac, s'éloigne, un autre, un autre...

D'abord, la stupeur. Maintenant, ça hurle. L'abattoir. Tout près de chez nous, dans la Grande-Rue, il y a un charcutier, il tue lui-même dans sa cour, j'entends les cochons couiner leur cri quand il les égorge. Le cri abominable qui me fait trembler et sangloter, et désirer la mort du monde entier, de toutes mes forces, la tête sous les couvertures. Le cri quand, brusquement, le cochon comprend. Le hurlement de folie quand l'éven- tré voit ses tripes couler. Il y a dix secondes — dix secondes! — tu étais vivant, entier, tu fonctionnais impeccable, et voilà ton ventre troué, la merde et le sang bouillonnent, voilà ta cuisse d'où jaillit une fontaine rouge au milieu des esquilles d'os éclaté, t'as même pas mal, pas encore, tu es révulsé de pure horreur, stupéfait, foudroyé, tu n'y crois pas, c'est pas vrai, ça ne peut pas exister, bon Dieu, il y a dix secondes, une seconde, tu étais là, merde, tout allait bien, solide comme un chêne...

Vroumm... Tacatacatac... Ça dure. Ils passent et repassent. Quelques enragés continuent à décharger leurs flingues contre les preux chevaliers du Duce.... Ça y est. Le dernier s'éloigne. Je risque un œil. Cris à pleine gorge des blessés. Gémissements feutrés des mourants. A te dresser les- cheveux. Il y a des morts ? Il y a des morts. A un mètre de moi, un bonhomme saigne du dos et ne bouge pas. Je tends la main, j'ose pas le toucher. Sa femme le secoue, l'appelle, ne veut pas y croire :

« Victor ! Victor ! »

Un troufion retourne doucement Victor sur le dos, colle l'oreille à sa poitrine, lui examine l'œil. Hausse les épaules. Aussi gentiment qu'il peut :

« Il est mort, madame. »

Les yeux de la femme s'agrandissent, sa bouche s'ouvre, elle reste quelques secondes comme ça, et puis elle se met à hurler. Le troufion et moi, on lui prend chacun un bras, on sait pas trop quoi faire, mais elle s'arrache à nous, elle regarde son Victor, elle se remet à hurler, un hurlement de bête. Mais où sommes-nous donc, bon Dieu? Qu'est-ce qui nous arrive?

L'écorce de l'arbre derrière lequel je m'étais aplati est creusée de deux sillons profonds. C'est passé près ! Qui disait qu'on entend les balles siffler? Rien entendu, moi.

Finalement, le massacre est modéré : trois morts, une quinzaine de blessés, des bagages troués. Quelques chevaux, aussi, mais les bêtes ça compte pas. Ces Ritals visent comme des manches.

Eh bien, voilà. Mes premiers morts. J'avais encore jamais vu de mort.

*

 

Nemours. Dans la rue principale, c'est le métro aux heures de pointe. Les rideaux de fer sont baissés, la ville est morte. Elle étrangle entre ses façades muettes le bouillonnement de la France du Nord qui tombe vers le Sud, comme le sable dans un sablier. Surprise : un boulanger est ouvert. Il vend du pain ! Une cohue effroyable ravage sa boutique. Bagarres féroces pour accéder au comptoir. Un pain par personne. La boulangère au beau chignon rend scrupuleusement la monnaie. Le patron, un colosse blême à grosses moustaches noires poudrées de farine, se tient à son côté, bras croisés, sévère comme un Turc, prêt à parer au coup dur. Il répète inlassablement :

« Vous bousculez donc pas! Y'en aura pour tout le monde! J'ai une autre fournée en train. Un peu de patience, dame ! »

Il a un accent de la campagne. J'irais bien me jeter dans la mêlée, il me faut du pain, absolument, j'ai de nouveau une faim de tigre, mais si je lâche mon vélo je le retrouverai pas, ça c'est sûr.

Une petite vieille dame, toute petite, regarde le massacre, désemparée. Elle porte une jupe grise bien repassée, un gilet de laine gris sur un chemisier blanc avec une petite chaîne d'or et une petite croix. Son chapeau noir est posé droit sur sa tête. Elle est sur le point de pleurer. Elle voit que je la regarde. Elle me dit :

« C'est qu'il me faut mon pain, dame ! Comment que je vâs-t-y bien faire, avec tous ces furieux? Quand ils seront partis, je pourrai toujours leur z'y passer derrière, y aura seulement plus les miettes ! » Je lui demande : « Vous êtes d'ici ?

— Ma foi, oui ! Depuis soixante-seize ans que je suis au monde et que je vois clair. J'en ai jamais bougé, dame, jamais, et c'est pas aujourd'hui que je commencerai. Les jeunes sont tous partis sur la route pour pas tomber dans les mains des Allemands, qu'ils disent, mais moi je suis bien trop vieille. Dame, que voulez- vous qu'ils fassent à une pauvre vieille comme voilà moi, vos Allemands? Mais il me faut mon pain. C'est pas tellement moi, mais mon pauvre vieux il ne mange que de la soupe au lait avec du pain dedans, y à rien d'autre qui passe, si je lui ramène pas de pain qu'est-ce qu'on va-t-y ben devenir? » Je lui dis :

« Gardez-moi mon vélo, madame, je vais aller chercher du pain et on partagera. D'accord ?

— C'est bien aimable à vous, mon petit gars, mais n'allez pas attraper un mauvais coup. Ces Parisiens, c'est des vrais buveurs de sang, vous savez ! »

On fait comme ça. Je plonge dans le plat d'asticots, je taille ma trouée jusque pas loin du comptoir, je tends mon bras parmi une forêt de bras, je le tends jusqu'à ce qu'un gros pain de quatre livres finisse par venir se poser sur ma main. Je dis :