« Il m'en faudrait encore un, c'est pour une vieille dame, votre voisine. Elle fait la soupe au pain à son mari, vous voyez ? »
La boulangère voit. Elle sourit et me dit : « Madame Després. Voilà ! »
Elle me donne un autre pain. J'ai mes sous tout prêts. Pour m'en aller, je tiens mes deux pains au-dessus de ma tête, aussi haut que je peux, hors de portée de tous ces morfaloux.
La vieille dame, toute contente. Elle tient absolument à me payer son pain, elle me donne même dix ronds de pourboire parce que je suis un bon petit gars.
« Vous êtes bien honnête, bien délicat. Pas comme tous ces va-nu-pieds. »
Et la voilà repartie faire la soupe au lait pour son pépé.
Je me cherche un coin pour poser mon cul, le temps de manger mon pain. J'aimfe pas manger en marchant ou en pédalant, ça me coupe la digestion. Un bistrot à terrasse, sans doute abandonné par ses propriétaires, a été forcé, bouteilles vides et verres en miettes jonchent le trottoir, dedans c'est plein de troufions, gris de fatigue et de poussière. Pas un siège de libre. Je m'assois par terre. Je tire mon saucisson, mon pain de l'autre main, je mords dedans, un coup à droite, un coup à gauche. C'est bon. Ça donne soif.
Un grand maigre aux joues creuses, pas jeune, îne regarde. Triste comme un chien. Je lui tends mon pain et mon cifloque. Il secoue la tête.
« Non, tu vois, petit gars, j'ai pas faim. C'est la fatigue, tu vois. Trois semaines que je marche. Je sais seulement pas où qu'est passé mon régiment. Oh, ça a pété sec, là-haut, dans les Ardennes! Ils étaient tout autour de nous, on a seulement rien vu. Les officiers nous ont dit de nous replier sur la Marne tant qu'y avait le passage. Après ça, on les a plus revus, les officiers. Ça fait qu'on s'est repliés tout seuls, comme on a pu. Arrivés sur c'te bon Dieu de Marne, on a trouvé les gendarmes qui nous attendaient, ils regardaient notre numéro de col et ils nous disaient d'aller sur Paris, qu'on regroupait nos régiments par là. Pis v'ià qu'on est tombés dans toute cette merde de réfugiés, quoi, va donc t'y retrouver, toi, et si tu vas demander aux gendarmes, i savent rien de rien, les gendarmes, i te disent d'aller su' la Loire, qu'i te disent, vu que la ligne de repli est prévue par là, mais moi, j'en ai plein le cul, petit gars, plein le cul, tu vois, je sais très bien qu'ils ont rien prévu du tout, tout le monde s'en fout, c'est à qui courra le plus vite. Ils nous ont laissés pour nous faire massacrer à leur place, et pendant ce temps-là, eux, i s'sauvent. V'ià la vérité. Regarde un peu mes pieds, petit gars. Tu les as vus, mes pieds? »
Je regarde ses pieds. Ils sont nus dans des espadrilles en loques. Les orteils, noirs, passent par les trous. Les chevilles enflées semblent prêtes à se fendre, comme des reines-claudes bien mûres. Son copain, à côté, un bouffi malsain aux yeux cernés, porte au pied droit un godillot réglementaire tandis que l'autre est entortillé de chiffons suintants et posé sur un morceau de pneu d'auto qui tient par des ficelles.
Le bistrot pue la sueur rance, la vinasse et le pernod. Des gars ont un bras en écharpe, d'autres un pansement à la tête, un vieux pansement croûteux de sang et de pus séchés.
Il me reste des petits-beurre. Je les offre aux troufions. Le grand maigre en accepte un avec plein de cérémonies. Il grigote du bout des dents. Il dit avec conviction :
« Ah ! ils sont bien secs, ma foi ! Bien secs ! »
Très petit doigt en l'air, visite dominicale chez la belle-sœur qu'est bien mariée.
Il me file un coup à siffler à son bidon. Il me dit :
« T'as intérêt à pas traîner dans le coin, petit gars. I sont juste là derrière, les Boches. P't'êt' à pas vingt kilomètres d'ici. »
Je sursaute :
« Mais alors, ils sont à Paris ?
C'est dans les choses possibles. On sait rien de rien. On a bien une T.S.F., ici, mais y a plus d'électricité nulle part, alors c'est comme si on n'en avait point.
Qu'est-ce que vous allez faire, quand ils arriveront ? Vous allez vous battre ? »
Il me regarde comme s'il ne m'avait pas encore bien vu :
« Ben, petit gars, t'es pas un feignant, toi ! Tu trouves qu'on s'est pas assez battus comme ça? Tiens, tu veux le savoir, ce que je vais faire? Pas plus tard que t't'à l'heure, je vais me dégotter un costume civil et je vais tâcher voir à tirer tout doucement du côté de chez nous, vu que je suis d'Alençon, en Normandie. Le v'ià ce que je vais faire, aussi vrai que je te le dis. La guerre pour moi, elle est finite. »
Tant mieux pour lui. Mais moi, j'ai une mission. Faut que j'aille à Bordeaux. Je dis salut et bonne chance au grand troufion triste et je reprends la route.
*
Oui, mais voilà le jour qui bascule. La nuit s'amène à pas de loup. On l'avait oubliée, celle-là.
Je décide de pédaler aussi longtemps que je pourrai. J'ai ramassé une carte Michelin qui traînait dans le bistrot, elle va bien me servir : je pourrai prendre par les petites routes parallèles, j'ai idée que ça doit être moins encombré.
La nuit n'arrête pas la bringuebalante cohorte. Des lumignons s'allument, des lanternes à huile fauchées sur les chantiers, et aussi de ces lampions à bougie, modèle Quatorze-Juillet, blancs devant et rouges derrière, dont les cyclistes d'autrefois serraient l'anse entre les dents. De loin en loin, le faisceau d'une torche électrique ou d'une lampe à carbure jaillit. Aussitôt : « Lumière ! » « Tu veux nous faire massacrer, salaud ? » Pourtant, pas un ronron d'avion, rien, que le fer des chevaux, le crissement des silex sous les roues, un essieu qui couine, un gosse qui pleurniche, des voix de filles qui chantent « Marinella ». On croirait, dans l'interminable crépuscule de juin, une tribu de romanichels en migration, une tribu énorme. Des images d'histoire sainte me reviennent : les Hébreux en route pour la Terre Promise. D'histoire tout court : les Germains envahissant l'Empire romain. De cinéma : les vaillants pionniers américains chevauchant vers l'Ouest immense en jouant de l'harmonica...
Oui. Pour l'instant, les Germains, on les a au cul. Ma valise me scie les épaules, ma selle de champion me taie le périnée, symptômes éloquents : j'en ai plein les pattes. Une ferme se présente, j'entre dans la cour, je me faufile dans une grange, je me fais un trou dans la paille. C'est plein de familles qui saucissonnent à la lueur des bougies.
Ça mange, ça boit, ça discute. Ça s'échauffe. La famille tout près de moi analyse les événements, la bouche pleine. Sûr et certain qu'on va les arrêter, les clouer sur place, plâf, comme ça ! (gifle sur la cuisse). L'armée française n'a pas dit son dernier mot, monsieur. Ceux que vous voyez cavaler comme des lapins en se prenant les pieds dans leurs bandes molletières (les dames pouffent), c'est pas l'armée française, ça, c'est rien du tout, opération de diversion, appât, leurre, quelques régiments sacrifiés, faut ce qu'il faut, et pas des régiments d'élite : vous avez vu leurs gueules? Pas jojo, oui, je vous le fais pas dire ! Rien que ça, ça devrait vous mettre la pucé à l'oreille. Et alors, les Boches, rran, comme un seul homme. Dans le piège. Ils foncent, droit devant eux, comme des mécaniques — c'est des mécaniques, ces gens-là — juste là où le haut commandement français a décidé qu'ils fonceraient. Ne s'aperçoivent pas qu'ils s'éloignent de leurs bases, étirent leurs lignes de communication, ah ah ! Et c'est là qu'on les attend. Le gros de l'armée française, qui jusqu'ici n'a pas donné, notez bien cela, les coince en tenailles, tchiac, d'un seul coup! Vous imaginez le carnage! Nos chars Renault vont te vous faucher ça comme à la moissonneuse-batteuse. Faudrait pas les oublier, nos chars Renault, hé là ! Les meilleurs du monde. Même les Américains s'inclinent. Et la ligne Maginot ? Vous y avez pensé, à la ligne Maginot? Inviolée! Elle est toujours inviolée! Inviolée parce qu'inviolable. Ils ont été obligés d'en faire le tour, de passer par la Belgique, comme des lâches ! Ils ne s'y sont pas frottés! Alors, à l'heure H, qui c'est qui va les prendre à revers ? C'est la ligne Maginot, pardi ! Sa puissance de feu titanesque, son infanterie toute fraîche, vous voyez ça d'ici surgissant dans le dos du Boche ? Et je n'ai pas parlé de notre aviation ! On ne l'a pour ainsi dire pas vue, notre aviation. C'est qu'on se la garde en réserve, pardi ! Et notre flotte, hein ? Et nos colonies ? Je vous le dis, le commandement sait ce qu'il fait. La riposte sera foudroyante. Et décisive. On ne va pas recommencer les bêtises de 1914, s'éterniser dans une guerre de tranchées parce qu'on n'avait pas su leur briser les reins du premier coup. Je fais confiance à l'armée française, aux généraux français, et je lève mon verre, ou plutôt ma timbale (sourires), à la victoire!