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C'est donc des Boches? Eh, bien... Ils ont tous l'air très jeune, sportif, leurs'uniformes leur vont bien, cols grands ouverts, tissus légers, petites demi-bottes évasées avec le futal qui plonge dedans. Font plutôt boy- scouts que bidasses.

A retardement, je sens l'émotion qui monte, qui monte... Les Allemands sont là! Les Boches! Dis donc! L'énormité de la chose me pénètre peu à peu. J'ai froid dans les os... Et s'ils laissent les réfugiés continuer à descendre vers le Sud, c'est qu'ils s'en foutent pas mal, c'est qu'ils ont déjà eux-mêmes passé la Loire, c'est qu'ils sont partout, qu'il n'y a plus de front, plus d'armée française !

Mais alors, tout est foutu! Ils ont gagné! Toute la France est à eux! Et s'il existe encorè un front, très loin, sur la Dordogne, sur la Garonne, je sais pas où, comment franchir la ligne de feu?

Je traîne, désemparé. Je marche sur des gravats, des éclats de verre, j'enjambe des fauteuils cassés. Par-ci par-là, des maisons finissent tranquillement de brûler, elles pétillent et craquent dans le grand silence. Toutes les boutiques sont éventrées. D'après ce que j'ai vu le long de la route, je me dis que les Boches n'ont pas dû trouver grand-chose à piller quand ils sont arrivés. Une âcre puanteur de cheminée mal ramonée me prend à la gorge. De temps en temps, une de leurs motos passe en zigzaguant entre les débris, ou bien une petite bagnole militaire marrante, décapotée, faite comme un petit tank vert-de-gris avec le nez qui plonge.

Je débouche sur une grande place. Un choc : sur la façade d'une belle maison, la mairie peut-être, deux grandes oriflammes rouges, d'un rouge intense, pendent depuis le toit, tout droit, à pic, et coulent sur le trottoir. En plein milieu, un rond blanc avec la croix gammée noire, énorme, dansant sur une patte, terrifiante grimace qui sue la méchanceté.

Et là, tu comprends que c'est justement pour ça qu'on l'a inventée : pour faire méchant, pour foutre la trouille.

Pris en pleine gueule, comme ça, à la surprise, ça marche à tous les coups. Ce rouge, ce blanc, ce noir, ce graffiti haineux soigneusement dessiné à la règle : pas de doute, les Barbares sont là. Le Mal a gagné.

Et bon. Tout bascule. Tout ce qu'on m'a appris, la gentille France, la - vilaine Allemagne, il va falloir reprendre tout ça à rebours. La loi, désormais, c'est le mal. Le gendarme, c'est le mal. La guerre, c'est le bien... •Les journaux me puaient déjà au nez, ils me pueront bien davantage.

En attendant, qu'est-ce que je fous, moi ? J'ai l'air fin, avec mon vélo de course et ma petite valise! Je reviens au bord de l'eau, je descends sur la grève, je me mets à poil, je plonge, je ressors, je me savonne bien partout, les cheveux, le trou du cul, tout, je replonge, je me rince bien bien, je nage dans le courant pour me calmer cette espèce de fièvre nerveuse que j'ai, et je remonte me sécher.

Je suis assis là, jambes pendantes, je me demande quoi foutre. Quelqu'un s'assied à côté de moi. Je regarde. Un Allemand. Tout jeune. Ils sont tous tout jeunes. Lui, il a un uniforme gris clair, poitrine au vent, avec des trucs jaune canari sur le col. Il me dit quelque chose. Je fais signe que je comprends pas. Il me tend un paquet de cigarettes, des blondes avec du papier d'argent autour. Je fais signe que je fume pas, merci. Il allume sa sèche, plonge la main dans sa poche, en tire une poignée de bazars brillants qu'il étale par terre, entre nous. C'est des couteaux. Des couteaux de poche, tout neufs. Il en sort autant de son autre poche. Tout ce tas de couteaux ! On leur a laissé quand même quelques bricoles à piller. Il me fait signe de choisir, de prendre ce que je veux. Il me fait un grand sourire. S'il a quatre ans de plus que moi, c'est le bout du monde. Non, j'ai pas tellement envie de ses couteaux. J'ai un vieux schlass pseudo-suisse que j'ai échangé dans le temps à Jean-Jean, je l'aime bien, je m'attache à mes affaires. Il choisit un canif, me le carre dans la poigne. « Ya, ya, fur diche! Goûtt! » Oh! bon, si ça lui fait tellement plaisir... Je dis « Merci », je lui fais un sourire. Il dit « Goûtt! Goûtt ! » et il me tape dans le dos.

Je vois plus grand-chose à se dire, alors je fais salut et je m'en vais, avec ma valise et mon vélo. Et son canif dans la poche. C'est un canif de riche, à manche de nacre, avec une lame pour tailler les crayons et une autre» plus petite, pour quand t'as cassé la grande. Je vois pas trop ce que je vais en foutre.

Je sais pas si je l'ai déjà dit, j'ai la spontanéité à retardement. Voilà seulement maintenant que je me dis que je me suis laissé acheter par l'ennemi. J'ai accepté les miettes du pillage. Ouh là là... C'est vrai que ça peut se dire comme ça. Y'a plein de symboles, là-dedans. Le mec qui fait ça, dans les films, c'est le lâche salaud gluant vendeur de patrie qui crève comme un coyote juste avant la fin, c'est écrit d'avance. Oh! dis, eh, moi, c'était juste pour lui faire plaisir, à ce grand con ! J'ai horreur de vexer les gens. Eh, mais, ça aussi, c'est révélateur, mon pote! Traître par crapulerie ou traître par faiblesse de caractère, y a juste à déplacer un tout petit peu le projecteur à symboles... Va te faire foutre.

Et puis, tant pis, je continue sur Bordeaux. Ça ou autre chose... Allez, c'est décidé! Je passerai coûte que coûte, on verra bien, le moment venu. Je me sens très courrier du Tsar. Et vraiment il y a de ça, dans ce pays ravagé, sens dessus dessous, où fument les incendies, où plus rien de ce qui fait la vie civilisée ne fonctionne, traversé par cette interminable horde de plus en plus en haillons, de plus en plus déboussolée, qui n'a plus de but puisqu'elle est maintenant réjointe et enveloppée, qui continue cependant à avancer droit devant elle sur la vitesse acquise, éparpillant ici et là des familles à bout de souffle qui s'installent précairement dans des maisons abandonnées dont les occupants en font sans doute autant dans d'autres maisons délaissées, quelques dizaines de kilomètres plus au sud. Tels les lanciers tartares de Michel Strogoff, les vainqueurs, en petits groupes d'une arrogante indifférence, caracolent par les campagnes, coupent les files piétinantes ou bien les font se tasser vivement sur les bas-côtés pour laisser passer quelque engin blindé, quelque petite bagnole de liaison cahotant sur les nids-de-poule à grands éclats de rire... Car ils sont gais. Arrogants, parfaitement indifférents à toute cette misère ambulante, mais gais. Rudes pour ordonner, « Lôss! Lôss! », et même brutaux. Empressés quand on s'adresse à eux. Dois-je dire gentils et serviables? Oui, ça leur arrive.

Je passe donc la Loire. Avant de m'insérer dans la colonne, je reste un bon moment planté à l'entrée du pont, des fois que j'apercevrais Yeux-Verts ou quelque membre de sa famille. Mais rien. Ils ont dû, au réveil, se retrouver nez à nez avec les Boches, et alors ils sont restés là, dans la paille, à attendre la victoire imminente en bouffant leurs conserves et en sifflant la mirabelle du cousin. Mon cœur bondit deux ou trois fois à une brune tignasse bouclée, et puis je me dis cesse de rêver, qu'est-ce que tu te figures? Les gars qui gardent le pont commencent à me reluquer d'un drôle d'air. Bon, tant pis, quoi. Après tout, ils sont peut-être devant. Ça me décide.

Une fois de l'autre côté, je m'aperçois que la colonne est plus clairsemée qu'auparavant, plus étirée. Et puis on commence à croiser des charrois qui vont en sens inverse. On m'explique qu'il y aurait des bruits d'armistice, que la guerre est sûrement finie à l'heure qu'il est, ou tout comme. Des gens l'auraient entendu à la T.S.F.

Je demande si ça s'est battu à Paris. Il paraît que non. Je suis un peu rassuré pour mes vieux. Je pense à maman qui voulait que je lui écrive chaque soir! Elle doit me croire bien peinard à Bordeaux, elle se demande pourquoi je la laisse sans nouvelles, doit accuser mon je-m'en-fichisme bien connu...