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La poste, le train, l'électricité, le gaz, l'eau courante, il semble que rien de tout ça n'a jamais existé. Pas plus que les boulangers, les bouchers, les épiciers, les marchands de couleurs... Les Parisiens commencent à sentir pas très bon.

Je me remets à serpenter sur les petites routes parallèles. Vers midi, je tombe sur des troufions, des Français. Ils sont trois, en train de plumer deux poulets sur le bord de la route. Je leur dis :

« Les Boches vous ont pas ramassés ?

Les Boches, ils ont plutôt l'air de s'en foutre. Ils foncent, ils voient qu'on n'a pas de fusils, ils s'occupent même pas de nous. C'est quand même une drôle de guerre. Je voyais pas du tout ça comme ça. »

Il hoche la tête, enfile une baguette dans le cul de son poulet, la pose sur deux branches fourchues plantées en terre. Je ramasse de la paille, des brindilles. La flamme bientôt lèche la peau hérissée du poulet.

Les gars prennent les choses du bon côté. La putain de guerre est finie, ils vont rentrer à la maison. En attendant, ils se donnent un peu de bon temps, vivent sur le pays, chapardent, maraudent, mendigotent là où il y a des gens, font sauter les serrures là où il n'y en a pas.

Pendant qu'on se partage les poulets, un jeune gars s'amène. Il chevauche un antique vélo noir, un Saint- Etienne, marque « L'Hirondelle », et porte sur le dos ses affaires dans un sac à patates. Le sac à patates me touche. Je revis la folle équipée de mes quatorze ans.

Il couche son vélo dans l'herbe, posément, se débarrasse de son sac et s'affale à côté de nous avec un gros soupir d'aise. Il dit :

« Y en aura p'têt' ben un ch'tit bout pour môué ? »

Il a un accent qui me va droit au cœur. Je demande :

« Tu serais pas de la Nièvre, toi ?

Oh! ben, dame, si, vieûx gârs! Je suis de Four- chambault. Mais j'y habite point, à c't'heure, vu que je travaille à Paris. »

Il parle exactement comme parlait grand-père, comme on parle à Forges, commune de Sauvigny-les- Bois, entre Nevers et Saint-Bénin-d'Azy. Le terrible accent morvandiau dont maman ne s'est jamais débarrassée.

C'est un escogriffe monté en graine, à peu près de mon âge, avec une grosse tête rouge au bout d'un long cou, des oreilles décollées, pas d'épaules, un gros cul. Ne s'étonne de rien, est partout à sa place, pose sur tout ses yeux placides qui ne cillent pas.

Quand y en a pour quatre, y en a pour cinq. Les grivetons tirent de leurs musettes du saucisson, des boîtes de pâté, du pain d'épices. Et du pinard. Du cacheté, me fait-on remarquer avec un clin d'œil. Je bois avec respect.

Les troufions rotent, se cherchent un coin à l'ombre pour faire la sieste. Je dis au gars de Fourchambault : « Je vais sur Bordeaux. Enfin, j'essaie. » Il me dit :

« Moué, j'allais sur Marseille. Mais maintenant, ça m'est ben égal, dame. Si te veux ben, je m'en vâs avec toué, vieûx gârs. » Nous voilà partis.

C'est un garçon vraiment agréable. Quand il pédale, il pédale. Ne s'arrête pas toutes les demi-heures pour pisser, ou parce qu'il a soif, ou mal au cul. Ne parle pas beaucoup, mais toujours pour te faire marrer. Oh ! pas de ces vannes de titi parisien toujours sur la brèche et qui n'en loupe pas une, plutôt du pince sans rire, de la grosse bêtise paysanne que tu vois pas tout de suite le vice, tu prends le gars pour un con, et puis, à deuxième lecture, tu t'aperçois que ça va loin et que le con, c'est toi. Le style de papa, quoi. J'ai l'habitude, alors j'aime bien, je me sens chez moi. Papa avec l'accent morvan- diau, ça vaut le déplacement. Il y a la tête, aussi, qui aide bien. Cette bonne bouille à claques avec ses deux yeux bien ronds, innocents et pas gênés.

Dans une descente, les mains sous la selle, il se met à chanter à tue-tête, sur un air de bourrée. Et sa chanson est comme ça :

 

Mon père a planté des raves

Lon 1ère, Ion 1ère,

Mon père a planté des raves

Lon 1ère, Ion lè.

Les pus grousses ed's'teux raves,

All"taint grousses,

All"taint grousses,

Les pus grousses ed's'teux raves,

All"taint grousses comme mon doué!

 

Me voilà parti à me marrer, à me marrer ! Il faut que je m'arrête, j'ai bien failli me ramasser la gueule, à cause de la valise qui me tangue sur le dos, à droite à gauche, secouée par ma rigolade, et m'aurait bien foutu par terre, oh vâ la sâprée denrée, tins donc !

Du coup, il se marre aussi. On est là, pliés en deux, des larmes plein la figure, dès qu'on s'arrête ça repart, on peut même pas respirer, on va crever, c'est sûr! Je lui demande de me la rechanter. Lui, pas chien. Elle me fait toujours le même effet. A travers mes convulsions, j'essaie de chanter avec lui. Je lui demande s'il connaît les autres couplets. Non, il les connaît pas. Faudra bien qu'on se contente de celui-là.

En attendant, j'ai chopé le hoquet, moi. Il ramasse au hasard une poignée de petits cailloux. Il souffle la poussière, il compte les cailloux. Il y en a quatorze. Il me dit :

« Dis les mots. Quatorze fois. »

Et les mots me reviennent, les mots magiques de mon grand-père :

 

J'ai l'loquet,

Bistouquet,

P'tit Jésus,

Je l'ai pus.

 

Quatorze fois de suite en articulant bien et sans respirer. Sans respirer, surtout ! Si tu respires avant d'avoir fini, c'est foutu, « Hoquet » te ressaute dessus aussitôt, faut que tu recommences tout depuis le début... Et quatorze! Il était temps, je dois être bleu. Le hoquet est parti, naturellement, c'est magique.Eh bien, tous les deux, on a notre hymne national. On plonge dans les vallons, on se dandine sur les raidillons en braillant tant que ça peut « Mon père a planté des raves ».

Il est monté de sa cambrousse, comme maman quand elle était petite. Il travaille à Bercy, dans les caves à pinard. Il lave les futailles, il gerbe les demi- muids. Il est content, il gagne des sous, il s'est même payé un vélo. Il fera monter son petit frère quand il sera assez grand. A Fourchambault, c'est comme à Forgés : il n'y a que l'usine ou le chemin de fer. L'usine, il aime pas tellement, et le chemin de fer faut le certificat. Lui, il l'a pas, il s'est même pas présenté, le maître d'école lui avait dit si te t'présentes, te t'présentes toût seul, vieûx gârs, moué j'te présente point, dame, te m' f'rais ben trop honte !

 

*

 

Pédaler, ça creuse. On a vite de nouveau faim. On a bien cueilli des cerises à un grand cerisier, mais elles n'étaient pas tout à fait mûres, et puis une volée de troufions vert-de-gris aux bonnes joues roses se sont amenés, sont grimpés dans l'arbre et ont commencé à le ravager par branches entières, en riant comme des collégiennes. Les cerises les meilleures se perchent tout en haut, près du soleil, c'est bien connu, mais comme les branches intéressantes sont trop minces pour y grimper, le plus simple c'est encore de les casser au ras du tronc. C'est chouette d'être vainqueurs! Nous deux, on se sentait de trop, on est par tis. Personne ne nous a retenus.

On a vu une petite maison de paysan, au bord de la route, un peu en retrait, une vieille petite maison de pauvre vieux tout seul, bouffée par les ronces. Le crépi de chaux avait foutu le camp, alors on voyait les caillasses brutales assemblées à la terre à lapins, les linteaux et les coins de grosse pierre grise tachée de lichens jaune d'or, rouille intense, vert amande ou gris souris. Le toit ployait l'échine comme un vieux bourricot. Les volets étaient clos, mais la porte entrebâillée. Le loquet pendait, cassé. On a passé la tête, on a crié y a quelqu'un, non, y avait personne. Dedans, il faisait noir, ça sentait le vieux qui se lave pas tous les jours, la soupe tournée et la pisse de chat. On a cherché à bouffer, n'importe quoi, on a juste trouvé un quignon de pain dur comme une brique et tout moisi plein de mousse, et aussi du lait dans une jarre, mais complètement pourri. On a fait le tour. Derrière, dans un enclos de grillage rafistolé, des poules faisaient côt... côt..., inquiètes mais pas affolées. On a vu qu'il y avait des œufs aux nids, on les a pris, sept œufs, et puis on est descendus dans une cave qui sentait le champignon et on a trouvé une espèce de machine et des bouteilles auprès, des bouteilles à bouchon à bascule. On en a ouvert une : de la limonade. Ce vieux-là devait fabriquer de la limonade et aller la vendre aux petits enfants le dimanche sur les foires, ça devait être ça, sa combine. On s'est assis à l'ombre, on a gobé les œufs tout crus, le septième qui était en trop c'est moi qui l'ai gobé parce que le gars de la Nièvre avait un peu mal au cœur, on a croqué le pain dur, le moisi avec, on a fait descendre ça avec des flots de limonade, on s'est mis à roter, pas moyen de s'arrêter, ça nous faisait rire, qu'est-ce qu'il y fourrait comme gaz, dans sa limonade, ce limonadier-là ! On s'est demandé si on allait crever, à cause du moisi, on s'est répondu on verra bien, et puis on a repincé nos bas de pantalons dans nos pinces à vélo et on s'est remis en route en chantant « Mon père a planté des raves », et aussi des chansons cochonnes que je lui apprenais, par exemple « En descendant la rue d'Alger », qui lui faisaient fendre la pêche jusqu'aux oreilles.