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De temps en temps, on croise des Boches à bicyclette. Pour des gens aussi modernes, leurs vélos ont de drôles de gueules, on dirait qu'ils datent de Jésus-Christ, qu'ils sont faits de barres de fer plein travaillées à la masse sur l'enclume. Le guidon est bien trop haut, pas commode du tout, ça les oblige à pédaler droit comme des mâts, les mains presque à hauteur des yeux, les reins creusés, tu parles d'un char à bœufs ! La position la plus con qui soit pour pédaler, surtout en côte. Il est vrai que, les côtes, ils les grimpent à pied. Le frein, c'est un patin de bois qui frotte directement sur le pneu, en plein milieu, actionné par toute une tringlerie articulée... Même la vieille bécane de défunt mon grand-père était moins tartignolle que ces dinosaures.

Une fois, il y en a un qui m'arrête, un jeunot, il regarde mon vélo avec attention, fait sonner le métal du cadre sous l'ongle — un cristal ! —, siffle, admiratif, et me fait signe qu'il le veut. Je lui dis eh, dis, ça va pas, mec? Je fais non de toutes mes forces avec la tête et je me cramponne des deux mains à mon biclo. Merde, qu'il me tue, mais mon vélo je lui donne pas ! Il me fait des tas de signes pour me faire comprendre qu'il veut juste faire un petit tour afin de l'essayer. Ça me décide pas. Qu'est-ce qui me prouve qu'une fois dessus il va pas se tirer ? C'est perfide, cette race. Mon pote me fait signe d'accepter, et il va se placer, avec sa propre « Hirondelle », en travers de la petite route, à une centaine de mètres de là. J'ai compris. Je dis au Boche d'accord, je lui tends mon vélo et je me place en travers de la route, assis sur son tas de ferraille. Il saute en voltige, les pieds aussi sec dans les cale-pieds, sans tâtonner. Il bloque les courroies des cale-pieds, tchic tchac, roule mains en haut jusqu'au Morvandiau, vire sur place, plonge en bas du guidon, pique un sprint droit sur moi, bloque des deux à me toucher, dérape contrôlé de l'arrière, me rend le vélo. Pas à dire, il y tâte. Il me fait : « Primâ! », l'œil plein de convoitises, et me raconte toute une histoire, sans doute qu'il est coureur cycliste dans le civil, des trucs comme ça. Il dit : « La Kerre, gross malhèr! » Un truc que j'ai pas fini d'entendre... Il dit aussi : « Fini, la Kerre... Kapoutt, la Kerre » et me fait signe qu'il va rentrer à la maison et refaire du vélo. Ah! bon.

Le soir, on couche en ville, va savoir quelle ville, une ville petite, jolie, pas abîmée comme Gien. On entre dans une maison qui bâille. Une belle maison, tant qu'à faire. Un docteur habite là, sa plaque est sur la porte. Tout ce qui pouvait s'emporter a été fauché, le reste a été saccagé. On déniche quand même des pots de confitures dans un placard, des dizaines de pots avec le nom des fruits écrit bien soigneusement en ronde sur des étiquettes à filets bleus. On fait une orgie de confitures, et puis on se couche, chacun dans sa chambre, dans des lits fantastiques, grands à t'y perdre, doux comme de la çrème. Mon vélo et ma valise sont debout contre le lit, reliés à moi par une ficelle cachée sous le drap. Si tu veux me les faucher, aussitôt je bondis.

Je me suis dégotté un chouette bouquin : Les maladies vénériennes, avec des illustrations en couleurs, et un bout de bougie. Je m'endors dans des visions de chancres d'art.

 

Le lendemain, on reprend la route. On ne va pas loin.

Des machins blindés, à chenilles, frappés de la croix noire et blanche, mitrailleuses braquées sur nous, barrent la route, ne laissant qu'une maigre chicane. Un peu en avant, des Boches casqués, fusils, mitraillettes, grenades à manche de bois dépassant des bottes, l'air pas marrant, se tiennent, jambes écartées, devant des rouleaux de barbelés. Des paumés dans notre genre, à valises et à sacs à dos, s'accumulent et attendent, mornes, je ne sais quoi. Il se présente sans cesse des autos et des camions boches. Ils montrent un papier, on leur ouvre le barbelé.

Dans les prés, sur la droite, je vois des camions militaires français, des milliers, à perte de vue, et aussi des tanks tout neufs à cocarde bleu-blanc-rouge, sans doute les beaux chars Renault de l'autre optimiste.

Je me renseigne autour de moi. On sait pas. Faut attendre. Je me risque à dire à un Boche à grosse casquette et à culottes de cheval qui a l'air de commander : « Moi, Bordeaux. »

Il me regarde depuis tout là-haut comme si j'étais une crotte de pigeon sur son uniforme de gala : « Ya. Momènnte! »

« Momènnte », ça doit vouloir dire « un moment ». Je fais part du produit de mes réflexions au Morvan- diau, qui arrivait justement à la même conclusion. « Ya », « ça je sais, tout le monde sait, ça veut dire « oui ».

Le momènnte dure une bonne demi-heure. Et puis une autre grosse casquette gueule :

« Matames, Meuzieurs, fenir! Tous matames-meu- zieurs ! Lôss ! »

Pour le cas où nous n'aurions pas compris, des troufions nous encadrent, nous font signe d'aller par là : « Lôss ! Lôss ! »

C'est pas loin. Un petit pré encadré de haies vives que renforcent des rouleaux de barbelés. Il y a l'herbe, et rien. Une seule sortie, gardée par deux vert-de-gris.

Mon pote et moi, on s'affale dans l'herbe. Plutôt curieux qu'inquiets. On regarde autour de nous. Gueules grises de gens qui n'ont pas beaucoup dormi ces temps derniers.

Au bout d'un moment, on commence à se demander ce qu'on fout là. Le soleil tape déjà dur, il n'y a aucune ombre, si ce n'est une bande toute maigre au pied de la seule haie qui soit un peu à contre-jour. Et voilà que j'ai mal aux dents. Une molaire, creuse à y loger un cheval et sa charrette, avec qui cependant je vivais jusqu'ici sur un pied de tolérance réciproque, vient soudain de jeter le masque. Ça m'élance furieusement. Pendant que je donne des coups de tête dans la terre, le gars de

Fourchambault cherche de l'aspirine dans l'honorable assistance. Personne n'en a. Une dame me tend un petit flacon d'alcool de menthe. J'en verse dans le trou, ça me fait cent fois plus mal qu'avant, dix millions de volts me secouent la mâchoire. Un jeune homme avec une barbiche me dit qu'il est étudiant en médecine et qu'à son avis c'est un abcès, mais que sans instruments on ne peut rien faire. Je vais trouver les sentinelles, je leur montre ma dent, je fais -« Ouh là là » en secouant la main, mimique de douleur extrême. Ils font « Ya, ya ! » d'un air plein de compassion, et puis haussent les épaules d'un air de totale impuissance. Font de la main le geste qui veut dire « Patience! ». Ben, oui. Seulement, moi, c'est ma dent.