Выбрать главу

J'écoute les gens causer autour de moi. Il paraît que les Boches (« Chut ! Voyons ! Dites « les Allemands » ! Voulez-vous nous faire tous fusiller? ») occupent la France entière, du Nord au Sud, des Alpes aux Pyrénées. Il paraît que l'armée française a stabilisé le front juste après le bled où nous sommes, vers Saint-Amand-Montrond, par là, et que la contre-offensive est imminente, c'est pourquoi vous voyez, ils sont devenus nerveux, tout à coup. Il paraît que le maréchal Pétain a été nommé chef du gouvernement et qu'il a demandé l'armistice. Il paraît que, pendant que les Allemands avancent en France, les Français avancent encore plus vite en Italie (là, tout le monde rigole). Il paraît que s'ils n'avaient pas eu leur Cinquième Colonne jamais ils n'auraient pu vaincre l'armée française, la dame qui dit ça vient justement de reconnaître son épicier habillé en officier allemand, si si, c'est lui, j'en donnerais ma tête à couper, je le connais bien, tout de même! Il paraît qu'un type a parlé dans le poste, il était à Londres, soi-disant, et il disait que la guerre n'était pas finie, des trucs dans ce genre, on a pas bien tout compris. Ah, non, dit une autre dame, fini, les bêtises! Ça ne sert à rien de s'obstiner. Il faut être beau joueur. On a perdu, on a perdu, c'est tout. Des zigotos comme ça, c'est bon qu'à nous faire tous massacrer! On n'est pas à Londres, nous autres, on est ici, en première ligne, entre leurs pattes! Finalement, c'est nous qui l'avons déclarée, la guerre, faut être juste. Et pourquoi, au fait ? Vous rappelez-vous seulement pourquoi? Parce que Hitler voulait Dantzig, ou la Pologne, je ne sais même plus moi- même, alors, voyez... (« Parlez plus poliment, voyons! Dites « monsieur le chancelier Hitler ». Ces Allemands, ils comprennent bien mieux le français qu'ils ne le laissent voir. Ils font semblant. Dans les casernes, on leur donnait des cours de français spécialement en vue de la guerre. Oh, ils sont forts, les bougres! Et quelle organisation! Vous avez vu leur organisation? Nous ferions mieux de profiter des circonstances pour prendre modèle sur eux. ») Il paraît que, il paraît que...

Mais j'ai maintenant tellement mal que je ne peux plus m'intéresser à rien. Les heures passent. De temps an temps, des nouveaux sont injectés dans le pré. On n'a pas l'air d'avoir l'intention de nous donner à manger. Je m'en fous, j'ai pas faim, j'ai mal, c'est marre, mais les autres commencent à la sauter. Les gens font leurs pipis-cacas dans un coin du pré, à l'angle de deux haies, y vont par couples, le monsieur fait écran et monte la garde pendant que la madame s'accroupit.

Le soir vient, tout doucement. Le pré est maintenant plein de monde. J'ai mal, j'ai mal. Je décide de me tenir tout près des sentinelles. Quand un nouveau contingent arrive, je harponne carrément par la manche le gradé à la grosse casquette qui l'accompagne et je gueule que j'en ai plein le cul, que j'ai mal, que je veux qu'on me soigne, et puis d'abord je vais à Bordeaux, j'ai l'ordre de mes chefs d'aller à Bordeaux, et merde. Avec beaucoup de gestes très expressifs très véhéments.

Grosse-Casquette me regarde, sévère. Voit que je suis rien qu'un grand môme. Tend la main : « Papîrs! Pâ-piés! »

Je lui montre ma carte d'identité, ma carte des P.T.T. Il me les rend. Ricane du haut de son nez :

« Nix Borteaux, Meuzieur! Retour Pariss! La Kerre, fini. Franntsozes, kapoutt ! »

Il ajoute :

« Vous bedide karçon. Vous partir temain. Nous cherche franntsozes zoldates. »

Il tourne le dos. Je reviens parmi les autres. Je leur répète ce qu'il m'a dit. Quelques types font une drôle de gueule. Des gaillards dans la force de l'âge. L'un d'eux demande à une dame seule si elle ne voudrait pas dire qu'il est son mari, qu'il a perdu ses papiers dans la grande pagaille, soyez chic, quoi, je suis militaire, vous comprenez, s'ils me chopent ils me font prisonnier, soyez chic, madame. La dame dit ça marchera jamais, et puis où voulez-vous aller ? Ils vous rattraperont n'importe où, et alors là ils vous fusilleront comme déserteur, vous trouvez que c'est intéressant? Et vous aurez la honte, en plus. Vous en faites pas, ma petite dame, que je sorte seulement d'ici, ils ne m'auront plus ! Je file tout droit chez nous, à la maison, et là, je les attends ! Chez nous, c'est chez nous, vingt dieux !

Je sais pas s'ils sont arrivés à se mettre d'accord. Ici et là, des gaillards-dans-la-force-de-l'âge conciliabu- lent.

La nuit est longue. Je la passe à tourner autour du pré carré, à m'arracher la peau de la joue, à me balancer des coups de poing, à me retenir de geindre, à m'apercevoir que je geins depuis des heures... Ça n'a pas l'air de gêner les autres. Ou bien ils sont tellement crevés qu'ils dormiraient attachés à une roue de moulin, ou bien ils sont là, sur le dos, mains sous la nuque, à regarder les étoiles, ou bien ils sont accroupis, mine de chier, dans le coin des deux haies, pendant que d'autres, à plat ventre, cachés par eux, trafiquent les barbelés. Je m'endors comme le matin se pointe.

Remue-ménage du côté de la sortie. Voilà Grosse-Casquette, accompagné de deux ou trois autres casquettes. Des camions attendent dehors. Des vert-de-gris en armes font la haie entre la sortie et les camions.

Grosse-Casquette gueule :

« Matames ! Meuzieurs ! Ici ! Tous fenir ! Schnell ! »

Le tas de chiffons répandu sur le pré se défripe mollement. Ça craque, ça geint, ça poche sous les yeux, ça jaunâtre et ça a besoin d'un coup de rasoir.

« Lôss, Mensch ! Lôss ! »

Voilà le troupeau vaguement debout, agglutiné devant Grosse-Casquette. Un troufion rôdaille dans le pré, renifle la haie, à quatre pattes. Il rapplique, au trot, freine pile devant Grosse-Casquette, salue, claque des talons, reste au garde-à-vous, raide comme ils savent être raides. Il aboie quelque chose. Grosse-Casquette fronce le sourcil, donne trois ou quatre coups de gueule furibards. L'autre re-salue, re-claque, se place sur le côté, mitraillette en poigne. Grosse-Casquette s'adresse à nous.

« Matames, Meuzieurs, franntseûziche zoldate étaient dans vous hier soir. Auchourt'hui matin, ne sont plus. Où ils, hmmm? Wo denn, bitte? Où, z'il fous blaît? Hmm, hmm? »

Ses yeux balaient le ramassis apeuré. Il est vraiment en colère. Il explose.

« Ils partis ! Voilà où ils ! Weg gelaufen ! Ils courir, courir! Loin courir! Ils prisonniers-la-kerre. Vous voir partir. Vous aider partir. Vous gross filous ! Che fitsiller vous!»

A ce moment-là, une autre casquette lui dit respectueusement quelque chose. Il fait « Ach ! » d'un air aga- cé-furibard, et puis un geste de la main pour dire bon, d'accord, après tout je m'en fous. Les gens s'entre- regardent, pas frais. « Il a dit qu'il va nous fusiller ! » dit une dame. Elle éclate en sanglots. Son mari la serre contre lui, lui tapote l'épaule: « Allons, Suzanne, allons! »

Les premiers commencent à sortir. Ils présentent leurs papîrs à une casquette, qui examine surtout les bonshommes, surtout s'ils ont entre vingt et cinquante, et puis fait « Lôss ! » avec un geste écœuré de la main. Tout le monde passe, sauf un grand corniaud rouquin, taillé comme un bœuf, vêtu de bleus de travail en loques et beaucoup trop courts, visiblement fauchés à un épouvantail. Ses gros bras jaillissent des manches qu'ils font péter. Les autres ont dû l'oublier, ou alors c'est un de ces taciturnes de la campagne qui ne se font pas de copains au régiment. Ils l'embarquent dans un camion.

*

 

Je me tâte un instant si je vais pas faire un saut jusqu'à Nevers et Forges, c'est pas loin d'ici, et puis non, j'ai pas tellement la fibre familiale, depuis dix ans que grand-père est mort j'ai vu mes tantes, mes oncles et mes cousins une seule fois : le jour de ma communion. Toute la mâchoire me fait un mal de chien, je suis enflé, j'ai de la fièvre, je me sens pas du tout en train pour écouter les litanies prévues sur le malheur des temps, hélâ faut-i don ben qu'j'arvoyons ça, ôh ben, nous v'là-t-i ben, qu'est-ce que j'vons-t-i don ben dev'nîr, qu'j'avons déjê telPment de misère à seul'ment arriver à tremper not' soupe, faut-i don point qu j'nourrons ces vâ-nu-pieds de Prussiens, à c't'heure? Et làvoudon que vous voulez-t-i que je prenions de quoué, moué ? I vont nous dévorer la poule et le jô, et pis la gârelle et le pourceau, et pis la vache et son viau, et pis nout'piau et nous ôs ! Oh ! vâ, l'gârs, vâ, c'étaint ben la peine que j'payains tant d'impôts et de contributions pour astiquer tous ces biaux militaires, dame ! Au premier coup d'fusil, i s'sont ensauvés tellement vite que j'avons seu'ment point eu le temps ed'les vouér! J'ons juste vu leû'dârrières avec leû'ch'mises qui dépassaint qu'on aurait dit des culs de lapins en train de courir avec leû'ch'tites queues blanches! Vous aût', les Parisiens, vous vous débrouillerez toujours ben> mais nous aut', ici, dame, on va les avouér sû' les reins! C'est que ces Prussiens, ça mangeont comme trois gorets ! La misère, c'est ben toujours poû'l'Morvanguiau ! Oh que j'cheux-t-i don fâché...