Mon copain n'est pas davantage tourmenté du besoin de passer par Fourchambault. D'après ce qu'on entend à droite à gauche, les Allemands sont à Bordeaux, et même à la frontière espagnole. Bon. Il ne nous reste plus qu'à rentrer, quoi. La queue entre les jambes.
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La route est moins encombrée qu'à l'aller, quand tous ces bons branques étaient poussés au cul par la grande trouille de la Bête blonde. Maintenant, ils rentrent chez eux, dans leurs Picardies, dans leurs Belgi- ques, puisque aussi bien les Boches sont partout et qu'au moins, chez soi, on est chez soi. Un peu gênés d'avoir cédé à la panique, ils ont l'air de se demander ce qu'ils sont venus foutre là, dans quel état ils vont retrouver la maison, la boutique, les bestiaux. S'en veulent de s'en être fait tout un plat. Après tout, les Allemands, c'est pas si terrible. Sont bien polis bien corrects, là vous pouvez pas me dire le contraire, faut regarder les choses en face, patriote, d'accord, mais pas chauvin, polope. Pas comme ces voyous'de fuyards français ! Je suis sûre et certaine qu'on va pas retrouver un seul drap dans l'armoire, tu verras ce que-je te dis ! Des draps en pur fil que maman avait fait broder exprès pour notre mariage! Heureusement que j'ai insisté pour emporter l'argenterie! Si je t'avais écouté, on serait partis en pyjama!
Ils cheminent à petites étapes, pique-niquent à l'écart, sournois, refermés sur leurs provisions. Certains retrouvent leur chère auto là où ils l'avaient abandonnée, et alors ils décident de camper à côté, l'essence va bien finir par revenir, c'est une question de quelques jours, les Allemands vont réorganiser tout ça vite fait, ils ont le génie de l'organisation, on ne peut pas leur retirer ça, tout ce que vous voudrez, d'ailleurs leur propre intérêt exige que tout se remette à fonctionner normalement le plus vite possible.
Les Allemands, ils nous bousculent dans leurs petites bagnoles marrantes, puisant à poignées dans leurs casques débordants de cerises. Parfois un vainqueur solitaire s'approche d'une famille et dit, mi-quémandant, mi-menaçant : « Cognac! » Ou bien c'est un détachement qui revient de quelque corvée, dans ce bruit de mastication rythmée que font les bottes cloutées sur les pavés. Un aboi bref : toutes les bouilles se fendent, tous les gosiers entonnent, exactement ensemble, à trois voix accordées avec précision, un chant barbare, farouche et brutal, qui vous martèle le ventre et vous glace la moelle des os7.
Nous nous nourrissons au hasard des trouvailles mais, à mesure que nous gagnons au Nord, les maisons vides se font de plus en plus rares. Beaucoup de paysans ont réintégré leurs fermes. Peut-être s'étaient-ils tout simplement cachés dans les bois, pas bien loin. Ils acceptent, sans enthousiasme mais à prix-d'or, de nous céder des œufs, du lard, du beurre, et aussi du pain qu'ils ont réappris à cuire eux-mêmes dans les vieux fours d'autrefois.
La Loire passée, c'est le Moyen Age, c'est la guerre de Cent Ans. Ventre en l'air ou brancards implorant le ciel, une double haie de bagnoles, de charrettes, de voitures à bras emmure la chaussée. Parfois, tout a brûlé sur des centaines de mètres, les arbres avec. L'huile noire a coulé, empoisonnant l'herbe. Soudain, une puanteur effroyable. C'est un cheval crevé, un percheron massif, gonflé de gaz à éclater, sphérique, les quatre énormes pattes plantées raides dans le ventre comme les tuyaux d'une cornemuse. Un bouillonnement de tripaille's gris- bleu se bouscule hors du trou du cul, étranglé par le sphincter, boursouflé de hernies grosses comme des citrouilles. « Bourdonnent alentour mille insectes ardents. » Leconte de Lisle, Les Eléphants.
C'est le premier, ce n'est pas le dernier.
Chevaux, bœufs, vaches, chiens, on ne les a pas pieusement enterrés, ceux-là. C'est de la carcasse, c'est pas sacré comme de l'homme. Les cadavres noirs grouillent de vermine vorace. D'immondes liquides coulent sur l'asphalte. Les mouches mordorées étincellent sur les mufles qu'on dirait de carton. Dans un pré, une trentaine de vaches pourrissent au soleil. Exploit de quel connard inspiré ? Aviateur rital facétieux ? Mitrailleur de char allemand frustré de n'avoir rien de plus français à se mettre sous la gâchette? Officier français en retraite donnant l'ordre de ne rien laissèr qui puisse « servir à l'ennemi » ? Va savoir... La connerie est la chose du monde la mieux partagée. La tranquille et souveraine connerie... Oui, bon, je vais pas jouer les philosophes à deux ronds. Je hais la mort. Je hais ceux qui la donnent. Je hais ceux qui aiment la donner. Je hais ceux qui se font violence et se forcent à la donner au nom d'une cause sainte. Je hais la mort et je hais la souffrance, c'est pas original, j'y peux rien, et la mort des bêtes me fait plus mal encore que celle des mecs, c'est comme ça.
Tiens, des gendarmes ! Français, parfaitement. Tout noirs et bleus, avec képis, houseaux et galons d'argent. Pas très loin, un groupe d'Allemands, apparemment des officiers. Les gendarmes scrutent, sévères, très gendar- mes-comme-si-de-rien-n'était, le flot humain. Réclament aux hommes leurs papiers. Le Morvandiau leur demande s'ils cherchent un voleur de poules. Le gendarme lui répond faites donc voir un peu votre livret militaire. J'en ai pas, dit le Morvandiau, j'ai pas l'âge. Alors, carte d'identité. Et vous avez intérêt à être en règle. Il est en règle. T'es pas un peu con, je lui dis plus loin, ils sont vexés comme des poux qu'on l'ait dans le cul, alors ils se vengent sur n'importe qui ! Le Morvandiau me dit :
« Mais t'as donc pas compris ? Ces empaffés-là recherchent les troufions déguisés en civils pour les donner aux Boches! Pourquoi qu'ils sont pas prisonniers, eux, les gendarmes, hein? C'est des militaires, non? Ils sont même plus militaires que les militaires, puisque c'est eux qui forcent les troufions à aller au front et qui pourchassent les déserteurs pour les faire fusiller. Ah ! chierie, tiens ! »
Je vois une plaque : Montereau. L'Yonne se jette dans la Seine à Montereau, disait mon bouquin de géo. Voilà l'Yonne, voilà la Seine. Et sur la Seine, il y a une péniche qui va vers Paris. Et qui accepte de nous prendre, bien qu'elle soit déjà archi-bourrée de Parigots dans notre genre. Poutt-poutt-poutt, le gros diesel poutt- poutte, le quai s'éloigne, l'exode s'achève en croisière.
Une humanité fripée, sale, harassée, jonche le pont. Une humanité plutôt de bonne humeur. Après avoir eu si peur, ils trouvent que ça se passe plutôt pas trop mal. Se préparent à faire leur nid dans la défaite. Après tout, les Allemands, en 18, n'en sont pas morts. Et les Algériens, les Marocains, les Nègres, les Malgaches, tous ces gens que la France a vaincus, nous a-t-on assez répété qu'ils étaient beaucoup plus heureux qu'avant, et plus fiers, aussi? Oui, mais ils étaient vaincus par la France, ce qui est un honneur et la source de tout bien. Bon, ben, l'Allemagne sera la France de la France, faudra s'habituer à cette idée, quoi.