Les provisions sortent des valises. On va pas ramener tout ça à la maison. C'est fini, la misère! A Paris, il y a de tout à gogo, tenez, vous reprendrez bien du pâté, si si, vous me vexeriez, à votre âge on dévore, vous êtes en pleine croissance, dit la dame, vous devez avoir de fameux bras. Elle tâte mes bras. Je reprends du pâté. Et du camembert. Et du Bourgogne. Et du chocolat aux noisettes.
La berge doucement défile, les ponts éventrés se succèdent, un gars étire un accordéon. La belle vie, si j'avais pas aussi mal. La dame me donne des comprimés. Vous verrez, comme avec la main, pfuitt! Et en effet. Ça se fait supportable.
La Marne se jette dans la Seine à Charenton. Et moi, c'est là que je descends.
Je dis au revoir au Morvandiàu. Il me dit salut, vieûx gârs, à un de ces quatre. C'est ça, je lui dis, à la prochaine der des ders ! On se marre. Je repasse mes bras dans les ficelles, j'enjambe mon biclo, vingt minutes après je suis à la maison. C'est en grimpant la côte de la Grande-Rue que je m'aperçois que je sais même pas son nom, au Morvandiau. Je lui ai jamais demandé. Ni lui le mien.
Papa-maman, heureux soulagés comme de bien entendu. Il paraît que des tas de gens sont morts sur les routes, des gens de Nogent, Untel et puis Untel, qu'il n'y a toujours pas de lumière, ni d'autobus, ni de métro, ni de marché, mais le journal — il y a des journaux — dit que tout va remarcher normalement, qu'il faut que les Français soient unis derrière le Maréchal et se mettent au travail en se repentant de leurs erreurs passées, que les mauvais bergers qui nous ont menés là seront jugés et punis, que les Allemands ne nous en veulent pas, à nous, ils savent bien que c'est pas de notre faute, ils rendent d'ailleurs un chevaleresque hommage à l'adversaire malheureux, au valeureux combattant français, plein de choses comme ça.
Maman dit qu'ils sont bien polis, tout ce qu'on voudra, et surtout ne va pas les provoquer bêtement pour faire le malin, et présente-toi à ton travail demain matin, fais voir que t'es pas un feignant.
Papa ne dit rien. Il a l'air de penser que le plus dur reste à faire.
Je suis allé faire arracher ma dent. Le dentiste n'avait pas d'anesthésique, j'ai cru qu'il m'arrachait la tête, il s'y est repris à trois fois, j'ai à moitié déglingué le fauteuil à coups de pied, c'était un vieux fauteuil, et aussi un vieux dentiste.
Roger et les autres potes sont restés à Nogent. Ils se foutent de ma gueule. Aller si loin pour se faire rattraper, merde ! Moi, je trouve que ça valait le coup.
ZABASTOVKA
VOILA. Ils n'ont fait toute cette guerre de merde que pour qu'on se trouve. Maria et moi.
Tous ces morts, tous ces exodes, ces bombardements, ces ultimatums, ces traités violés, ces beaux navires coulés, ces routes du fer et ces lignes Maginot, ces villes rasées, ces armistices implorés, ces yeux arrachés, ces ventres éclatés, ces gosses assassinés sur leurs mères assassinées, ces défilés de la victoire, ces gerbes aux soldats zinconnus, ces théâtres aux armées, tout ça, toute cette merde, pour qu'on arrive Maria et moi, chacun de son bout du monde, et qu'on se rencontre, à mi-chemin, devant cette putain de machine, et qu'on se trouve. Maria et moi, et qu'on se reconnaisse. Maria et moi. Maria et moi.
J'étais tout neuf, tout prêt, j'étais affamé d'amour, et je le savais même pas. Bon à cueillir. Désirant éperdument être cueilli. Et je ne le savais pas. Si grand était le vide à combler, si dévorante la faim, que le raz de marée me submergea, me renversa cul par-dessus tête, et que se bousculèrent en moi, jaillies du même choc, deux amours violentes et démesurées, violentes et démesurées comme tout amour. Et folles. Et définitives. Comme tout amour.
Maria.
Et les Russes.
Tout m'a explosé dedans en même temps. Les Russes. Maria. Dès la première nuit, la première minute.
Je sortais de ma banlieue, de mon trou à Ritáis et à titis. J'avais pas la moindre idée de ce qu'était un Russe. J'avais côtoyé des petits Russes blancs à la communale, j'avais rien vu. C'était pas le bon moment, faut croire. Ou pas les bons Russes. J'ai désormais et j'aurais toujours, pour tout ce qui est russe, une passion flamboyante, éperdue, résolument partiale. Et cucul la praline. Et assumant joyeusement tout ça. C'est le propre de la passion.
*
Tout ça parce qu'un triste con archi-dingue écumant a froidement foutu le feu au monde. Et que des cons gâteux et se croyant roublards l'ont laissé faire, l'ont encouragé sournois, se figurant pouvoir arrêter le fauve enragé quand il aurait dévoré juste ce qui les gênait dans leurs petites têtes de boutiquiers merdeux... Rien à foutre! Vous m'avez foutu là, connards sanglants, connards gâteux, vous m'avez volé mes seize ans, et toutes mes autres années depuis, et aujourd'hui mes vingt ans — c'est pourtant vrai qu'ils m'ont embarqué juste le jour de mon anniversaire : 22 février 1943, ô amateurs de dates symboliques! — et bon, faites-la, votre guéguerre, vous n'avez pas su, vous n'avez pas voulu l'éviter, au fond vous aimez ça, le grand chambard qui vous arrache à l'usine, à bobonne, à l'apéro, aux discussions chiantes, à la morne baise conjugale, qui fait de vous des aventuriers irresponsables, des tueurs légaux, des violeurs farouches avec permission du haut commandement, des grands fauves sauvages pas plus loin que la laisse, vous aimez ça, fumiers, lavasses, conformes, honnêtes gens, tas de merde. Vous marchez à la Patrie, à la Liberté, aux Droits de l'Homme avec majuscules, mais vous laissez en même temps ceux d'en face se saouler de romantisme pour sacs à bière, de délire mégalo collectif, vous prétendez aimer les lumières et vous regardez tranquillement la haine forger ses aciers et gueuler ses gueulements d'assassins.
Vous êtes des cons, des salauds et des aveugles volontaires, vous regardez l'épouvante de demain se tricoter sous vos yeux, impunément, insolemment, et vous, vous jouez à la pétanque. En 35, quand il a envahi la Rhénanie avec une armée d'opérette, il violait du sacré. Un traité archi-garanti. C'était un premier pas. Au bluff. Il risquait le tout pour le tout. Il est joueur. Vous aussi, mais lui, il a plus d'estomac. Il jette sa peau sur le tapis. Il y croyait pas, il se disait ces cons-là, ces panses à foie gras, ils vont me rentrer dans la gueule, c'est pas possible, et alors je serai foutu, la dictature du surhomme ça ne survit pas à une déculottée, ils vont me pendre par les couilles, merde, qu'est-ce que j'ai la trouille, merde, qu'est-ce que je jouis, ça c'est du poker! Il a fermé les yeux, et il a risqué le coup... Et rien. Rien du tout. Il n'en est pas revenu ! Il s'est essuyé la sueur. Il a compris qu'il pouvait tout se permettre, ces tas de merde ne bougeraient pas. Ne bougeraient que quand il serait trop tard... Pourtant, l'armée française était forte, prestigieuse, elle entrait comme dans le beurre, avec la bénédiction de la Société des Nations, il y avait violation flagrante d'un traité garanti par elle, pas un seul mort, l'Adolf retournait à la niche, fin du Nazional-Sozialis- mus (prononcez « Natssional-Zotssialismouss », vous me ferez plaisir). Mais les Français à petit bedon et à double menton, mais les Anglais à pébroque et à melon n'avaient en tête que l'hydre du bolchevisme (signez- vous), la hideuse vorace pieuvre de l'Est, les idées malsaines contaminant l'ouvrier d'Occident (souvenez-vous des mutineries de 17)... Susciter un ogre en face de l'ogre pour que s'entre-dévorent les deux ogres. Ça, c'est de la haute politique, ça ! Crevez, connards, crevez, roublards, crevez, patries, idéologies, utopies, combines ! Je n'ai qu'une vie, et rien après. Je n'ai qu'une vie, vous n'en êtes que le décor, vous, vos idées, vos idéaux, vos intérêts sublimes ou miteux, tout ce qui vous aide à oublier que vous allez crever, que vous n'êtes que de brefs instants de conscience, que vous n'êtes sur terre que pour, avaler par un bout et chier par l'autre, et que vous ne pouvez pas vous faire à l'idée de n'être que ça. Moi aussi, je ne suis que ça. Et alors? Ça me convient. J'aurais pu choisir, j'aurais peut-être voulu du sublime... Non, là, je déconne. Ce qui est, est, c'est marre. Je suis là, j'y suis bien, je suis moi, moi tout seul. Je ne suis pas un maillon de la chaîne. Je ne dois rien à personne. J'ai tout à redouter de tout le monde. Vos exaltations ne sont pas les miennes. Vos lourdes conneries d'hommes qui savez-ce-qui-est-bon-pour-moi-et-qui-décidez-en-mon-nom, vos appels à l'héroïsme - quand - il - est - trop - tard - et - qu'il - n'y - a - plus - qu'à - mourir - crânement - pour-sauver-l'honneur, vos sacrifices sublimes, vos reniements discrets, vos ardents flamboiements pour des causes « qui nous transcendent », je les emmerde. Je ferai semblant, si ça devient dangereux. Hurler avec les cons. Car vous êtes féroces, encore plus féroces que cons. Vous n'aurez pas ma peau. En tout cas, pas de bon cœur. Vos jeux de cons, je suis spectateur.