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Les Russes. Pour moi, ça n'allait pas plus loin que Michel Strogoff, dévoré à dix ans ou onze ans dans une édition brochée, en fascicules, illustrée à foison de vieilles gravures sur bois, très noires, très fuligineuses et très fatiguées, d'un dessin précis et tourmenté, fascinant. Je me saoulais l'âme de noms de villes formidables, barbelés hérissés, s'entrechoquant sur la plaine infinie où, dans la rouge splendeur des incendies, galopaient les terribles cavaliers tartares : Nijnii-Novgorod, Omsk, Tomsk, Tobolsk, Krasnoïarsk, Tchéléiabinsk, Irkoutsk... Ça n'allait pas plus loin que l'accent rigolo du général Dourakine de la digne comtesse de Ségur, née Rostopchine : « Toi, trrès horrible vilain garrne- ment ! Chez nous, dans le Rrussie, sais-tu quoi nous fairre à horribles garrnements vilains? Nous donner knout, arracher peau, voilà quoi nous fairre ! » Pas plus loin que le parler roucoulant d'Elvire Popesco jouant

Tovaritch au cinoche, que les cosaques harcelant la Grande Armée :

« Il neigeait. On était vaincu par sa conquête. Pour la première fois, l'Aigle baissait la tête... »

Il était vite fait, l'inventaire de mes impressions de Russie.

 

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Maria et moi, on a su tout de suite. Peut-être qu'on était tous les deux aussi disponibles, aussi affamés, aussi enfants perdus, aussi gibier aussi chasseur l'un que l'autre ? Aussi tremblants ? On a su tout de suite.

Portrait de Maria. Dix-neuf ans. Tignasse bouclée. Blonde de ce blond qu'elles ont, foncé avec des éclats roux, fauve plutôt que blond, blond de lion. Grande? Assez. Peau très blanche, pommettes hautes, écartées, ossature fine... Oui, bon, des mots, tout ça. Ce que je décris là, c'est une fille de dix-neuf ans, slave à tout va, belle comme les amours, une fille, quoi. C'est pas Maria. Comment veux-tu que je te fasse jaillir Maria du papier, avec des mots? Comment veux-tu?... Son nez? Son nez. Il est ukrainien, son nez. Court et rond comme une patate nouvelle, une toute petite... Mais tout ça, c'est le décor autour du rire de Maria.

Maria veut sourire, elle rit. A gorge déployée. Elle te donne son rire, tends ton tablier. Son menton se creuse un nid dans son tendre cou, elle n'est que fossettes plein les joues, larmes de rire plein les yeux. Ses yeux bleus, insoutenablement bleus, comme cés petites fleurs quand elles se mettent à être vraiment bleues. Les yeux de papa. Le rire de papa. Eh, oui. Pardi !

Rebuffet aussi, il a su tout de suite. C'est un grand machin, maigre, voûté, il est étudiant en quelque chose, il a une grande bouche complice, en caoutchouc, qu'il étire, de bienveillance, jusqu'aux oreilles. Il a su tout de suite, et pourtant on ne fait rien, rien que les gestes du travail, chronométrés au rasoir, pas un trou, on se marre sans perdre la cadence quand Meister Kubbe regarde ailleurs, je déconne, je mime, je fais le clown, pour voir rire mes deux bonnes femmes. Formidable ce que c'est stimulant, la présence des femmes, tout devient léger.

Rebuffet joue au curé. Il dit : « Je vous bénis, mes enfants, croissez et multipliez. » Maria demande : « Chto? » Il fait le geste de glisser les anneaux aux doigts. Elle rougit, éclate de rire, le bat à coups de torchon. Elle dit : « Tfou! » Elle dit : « Oï, ty, zarraza, ty! » Alors, pour bien se faire comprendre, il fait des deux mains le geste de s'enfiler une fille, debout sous une porte cochère, et il bruite dégueulasse avec la bouche. Maria dit : « Oï, ty, kholéra ! » La voilà fâchée à vie. Pour au moins une heure.

 

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Pour la plupart des Français, ici, les Russes, c'est de la merde. En toute innocence. Ça va de soi, quoi. Comme un colon considérant un bougnoule. Même pas par anticommunisme. Au contraire, cet aspect de la chose les leur rendrait plutôt sympathiques. On est les enfants du Front Popu, tout ce qui est de gauche éveille des résonances. Alors que les Belges, eux, leur défiance du Russe tient essentiellement au diable bolchevique qu'il héberge sous la peau...

Les Français, on ne peut pas dire qu'ils n'aiment pas les Russes, ils ne les aiment ni ne les désaiment, ils n'aiment personne. Quel peuple économe de ses emballements ! Savent par contre tout de suite se situer dans la hiérarchie. Au premier contact, traitent les Russes de haut, condescendants, amusés méprisants, comme ils traitent le Sidi qui vend des tapis à la terrasse des cafés. Ces yeux braqués d'enfants curieux de tout, ces sourires grands offerts qui quêtent ton sourire et volent au- devant de lui, cette amitié toujours prête à croire à l'amitié, cette terrible misère qui cherche quelle babiole t'offrir pour matérialiser l'amitié, cette violence dans le rire et dans les larmes, cette gentillesse, cette patience, cette ferveur, tout ça, les Français passent à côté. L'exotique, il le leur faut sur carte postale. Ils mettent tout dans le même sac, le paysan et le mathématicien, la vachère et la doctoresse, tout ça c'est du gros plouc, du pas civilisé, de l'à peine humain. Comme font les Allemands eux-mêmes, sauf que les Allemands, eux, ils le font exprès, ils savent pourquoi.

« T'as vu ces cons-là ? Des vrais sauvages. Des bœufs. Des ours. T'as vu ces bonnes femmes, ces culs que ça a ? Des juments, mon vieux, des juments de labour. Et à peine t'y mets la main, elles t'en retournent une sur la gueule, aussi sec tu t'allonges. Plus costaudes que trois hommes de chez nous, et attention, je dis trois hommes costauds. Des vrais bestiaux, je te dis ! »

Les Russes ont de bonnes grosses joues rondes, pas tous, mais souvent, avec parfois des pommettes de Kal- mouks et des yeux bridés, noirs comme des pépins de pomme, avec plus souvent des yeux bleus ou vert clair, ces yeux limpides sur ces pommettes mongoles ça vaut le déplacement, les Russes sont fringués bizarre, ils ne portent pas des complets-vestons et des pardessus à martingale, ni des pull-overs avec des dessins dessus, ils ne finissent pas d'user en tous les jours leur vieux costume du dimanche comme un ouvrier économe et qui sait le prix des choses, ils portent des entassements de machins matelassés, couleur de misère, de drôle de chemises sans col, boutonnées sur le côté, de grosses bottes en tuyaux de poêle rapiécées de partout, ou alors des entortillements de chiffons et de ficelle autour des jambes, les femmes s'emmaillotent la tête d'interminables châles qui font pour finir trois ou quatre fois le tour du cou, serré serré, ne laissant voir que les yeux et le bout du nez, on dirait ces poupées de chiffon que maman me tortillait en cinq secs pour me calmer quand je faisais mes dents, c'est vraiment des sauvages, pas à dire, des épais, des lourds du cul, des sournois, des races à la traîne, tout ce qu'on voudra, pas des gens comme nous, quoi !

Les Boches, bon, c'est des sales cons, d'accord. Des brutes, des mécaniques et des prétentieux, d'accord, d'accord, mais, merde, c'est du monde! Ils ont pas notre finesse, ça c'est sûr, et ils l'auront jamais, mais bon, on est entre gens civilisés, quoi, questions sciences, philosophie, électricité, métro, rumba, tout ça, on peut causer. Question musique, ils seraient peut-être même plus forts que nous, je me suis laissé dire. Et pour la chose de l'organisation, alors là, pardon, chapeau... Le Russkoff, tu veux me dire ce que ça a, le Russkoff ? Y a qu'à voir comment c'est fringué, c'est Moyen Age et compagnie! Et le peu qu'ils ont, c'est bien grâce à nous autres. Sans nos savants à nous pour leur inventer les chemins de fer, tu crois qu'ils les auraient inventés tout seuls? Et le chauffage central, hein? Tiens, je suis bien tranquille qu'il y a pas un seul radiateur dans tout leur putain de paradis du prolétaire! Pas un seul! S'ils en voyaient un, ils le prendraient pour un moule à gaufres !