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Le Français est une merde pour l'Allemand, le Russe est une merde pour le Français et une moins-que-merde pour l'Allemand. Vis-à-vis des Russkoffs, les Français se voient dans le même camp que les Chleuhs : le camp des seigneurs. Gros seigneurs, petits seigneurs, seigneurs vaincus, seigneurs vainqueurs : seigneurs.

J'ai l'habitude. Le Français méprise d'un bloc tout ce qui est rital. Le Rital du Nord méprise le Rital du Sud et se sent, du coup, quelqu'un d'un peu, si j'ose dire, français...

Le Polonais aussi est méprisé, mais déjà nettement moins que le Russe. Le Polonais porte une casquette à la mode, une casquette de voyou, sur le côté comme l'ouvrier parisien qui va guincher sur les bords de Marne, pas une de ces ridicules casquettes de garde-barrière plantées tout droit sur les oreilles rouges des moujiks. Le Polonais hait les Russes d'une haine dévorante. Il en est en retour haï d'une haine condescendante. Il hait aussi l'Allemand, le Polonais, d'une haine ardente mais pleine de déférence. L'Allemand hait le Polonais d'une haine somptueusement teutonique. Le Polonais est vraiment la bête à chagrin de l'Europe. Coincé entre les deux colosses qui l'écrasent sous des montagnes de haine comme un livre de messe entre deux éléphants de bronze, faut qu'il ait la vie dure pour avoir survécu, ce peuple-là. Tout le monde leur crache à la gueule. Eux, ça va de soi, détestent tout le monde, et par-dessus tout les juifs, c'est tout ce qu'ils ont sous la main, et ils en ont, parait-il, beaucoup. Le seul mot de « Juif » les fait cracher par terre et s'essuyer la langue sur la manche de la veste... Ah! si, tiens : ils aiment la France! La France et, bien sûr, les Français... Les malheureux ! Dis « Napoléon » à un Polonais, il se met au garde-à-vous. Dis-lui que tu es français, il te serre sur son cœur, verse de grosses larmes douces et racle le fond de sa poche voir s'il aurait pas une pincée de poussière de mégot à te faire cadeau.

Les Tchèques aussi aiment la France. Mais d'une façon plus distinguée, plus culturelle. Nous, on a mauvaise conscience. Munich, n'est-ce pas... On finit toujours par évoquer Munich. Alors le Tchèque te regarde, triste comme un chien triste, et ses yeux te disent : « Tu m'as fait ça, ami! Tu m'as trahi. Mais ça ne fait rien, ami, je t'aime. » La France, quoi qu'elle fasse, elle reste

la France. C'est ça, l'avantage d'être la France.

 

*

 

Pour les presses du 46, ils ont choisi les gars qui leur paraissaient costauds. Rebuffet est le résultat d'une illusion d'optique. La fameuse nuit de l'arrivée, il portait un entassement de lainages sous un énorme manteau à épaules rembourrées. Très impressionnant. Une fois épluché, il n'en est resté qu'un long héron triste et doux tirant du col vers l'avant. A peine eut-il le plateau garni sur les bras qu'il laissa tout choir par terre, stupéfait que des choses aussi lourdes puissent exister, six fusées d'obus de foutues, toujours autant que les Russes n'auront pas sur la gueule. Meister Kubbe tâta le biceps de Rebuffet, hocha pensivement la tête et n'insista pas. Il retira Rebuffet de la presse pour l'installer devant un petit tour à ébarber, juste à côté de moi. Il le remplaça à la presse par un gars de la Mayenne, un gros placide à lunettes tout à fait le boulot c'est le boulot et ce qu'ils en font après, moi j'en ai rien à foutre... Peut-être bien un volontaire, va savoir.

La Mayenne a investi en force le Quarante-six, toute une horde. Des paysans-ouvriers, taillés massif, plein chêne, ça va à bicyclette travailler aux ardoisières ou dans la chaussure — j'apprends qu'il y a pas mal de fabriques de chaussures, par là — et ça laboure le lopin familial avant d'aller se coucher. Restent entre eux, ne se mêlent pas, parlent peu aux autres, se méfient surtout des Parisiens. Culs-bénits, ça va de soi, du genre médaille au cou et crucifix à la boutonnière.

Au début, je veux dire : avant nous, c'étaient les Russes qui conduisaient les presses. Et puis voilà que la firme Graetz A.-G. avait décidé de se débarrasser de tous ses Soviétiques mâles. Sans doute sur un ordre venu d'en haut. Qu'étaient devenus ces gars, les filles sont incapables de nous le dire. Tout ce que je sais, c'est que nous sommes arrivés pile pour prendre la relève.

Meister Kubbe, après les jours relativement débonnaires de mises au courant, avait commencé à nous houspiller, soucieux. Il aurait voulu que la production sorte enfin des balbutiements de l'apprentissage pour s'installer majestueusement dans la vitesse de croisière et ronfler à ces cadences accélérées qui justifient le maintien loin du front d'un agent d'assurances apparemment en excellente santé. Le terrifiant Herr Miiller surgissait de plus en plus souvent, n'importe quand, précédant un quarteron de casquettes arrogantes mêlées de crânes roses lunettés d'or et d'Obermeisters en blouse grise, ces derniers suant la trouille. L'un ou l'autre de ces importants prélevait une pièce encore brûlante, jouait du pied à coulisse, engueulait Meister Kubbe et lançait vers nous des regards furibards. Le rendement était lamentable, le rebut énorme. Je suppose que l'un des cerveaux cerclés d'or était l'inventeur génial des fusées d'obus en fer-blanc fourré à la bakélite, ce devait être sur ses instructions que l'on avait construit les monstres du Quarante-six et toute la chaîne de fabrication dont ils n'étaient que l'un des maillons.

Maria m'explique :

« Wir, sehr dumme Leute. Nicht verstehen Arbeit. Immer langsam. Immer nicht gut. Wir sehr, sehr dumm. Pognimaïèche ? »

Nous, gens très bêtes. Pas comprendre travail. Toujours pas vite. Toujours pas bon. Nous très très bêtes. Tu comprends ?

Je comprends très bien. Elle mime en parlant, du geste et de la grimace, on dirait Chariot. Pour montrer combien elle est bête, elle appuie son index contre sa tempe et elle le visse en secouant la tête de droite à gauche avec accompagnement de petits coups de sifflet.

Elle pointe vers moi : « Toi aussi, très bête. Très, très bête. » Elle lève l'index, solennelle : « Aber, nicht faul ! » Mais pas feignant.

Son regard exprime toute la conviction d'une dame patronnesse qui croit fermement aux possibilités de rédemption d'un vieux truand.

« Pas feignant du tout ! Toi vouloir travailler. Toi content travailler. Toi travailler beaucoup beaucoup. Mais toi très bête, très pas bon dans ta tête, très pas bon dans tes mains, toi pas vite, toi casser pièces, casser machine, ach Schade! Alles kaputt! Kein Glück! »

Elle est navrée. Son doigt menace, sévère. Il faut se trouver droit en face de ses yeux, juste droit en face, et tout près, et regarder tout au fond, pour voir le rire, l'énorme rire qu'il y a, tout là-bas au fond de ses yeux. Les oreilles qui traînent ne peuvent que se féliciter du zèle de cette consciencieuse ouvrière à encourager mon ardeur au travail, à déplorer mes maladresses en même temps que les siennes propres.

Toutes les presses de l'Abteilung sechsundvierzig se traînent à des cadences curieusement parallèles dans la médiocrité. Et cela pour les trois équipes. Jusqu'au jour où Herr Muller réunit au réfectoire les deux équipes de repos et, du haut de son impeccable costume anthracite, déclare :