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« Je ne veux pas savoir si vous êtes des imbéciles ou des saboteurs. J'ai personnellement insisté pour que l'on confie ce travail à des Français. Je croyais l'ouvrier français intelligent, vif, habile, et surtout loyal. C'est donc moi qui suis responsable si ça ne marche pas. Très bien. Dans deux semaines, ceux d'entre vous qui n'auront pas doublé leur chiffre actuel et réduit leurs pièces refusées à moins de cinq pour cent du total feront l'objet d'une plainte pour complot de sabotage et seront immédiatement livrés à la Gestapo. A dans deux semaines, messieurs. »

Il est parti.

On se regarde. Quelques « Ben, merde! » impressionnés se traînent à ras de terre. René la Feignasse, un grand veau dans les quarante berges, me harponne par le bras :

« T'y crois, toi ? Tu crois qu'il le ferait ? »

Je dis :

« Il a là gueule à le faire.

— Alors, autant qu'ils m'embarquent tout de suite! Parce que moi, plus que ce que je fais, je peux pas. J'ai même pas la force de me déloquer, je me pieute tout fringué, avec mes pompes, j'ai les guibolles en flanelle, merde, je donne mon maxi, moi ! Et pis d'abord, les trois-huit, je m'y fais pas. Roupiller le jour, j'ai jamais pu, jamais. Et pis j'ai faim, merde, on la saute. Qu'il me file donc tout de suite à sa Gestapo de merde, de toute façon c'est comme ça que ça finira pour tout le monde, un peu plus tôt, un peu plus tard... »

Rouquin, le grand rouquin à coups de tête, mauvais comme un âne rouge, nous secoue les idées noires :

« Oh ! dis, eh, s'ils sont pas contents, ils avaient qu'à nous laisser où qu'on était, on leur demandait rien, nous autres. Y'a qu'à laisser pisser, on verra bien. Qu'est-ce que tu veux qu'elle nous fasse, sa Gestapo, en admettant ? Le premier qui vient me faire chier, je lui fous mon poing sur la gueule, ça, au moins, c'est sûr. »

Voilà qui est simple et plein de santé ! Aussi con que ça soit, ça recolle l'ambiance. Les bras d'honneur fleurissent, l'interprète belge demande ce que ça veut dire exactement, une fois, hein, « Tiens, fume,, c'est du belge ! » On lui explique. Il rigole comme un Belge. Nous voilà partis à déconner ricanant et à râler pleurnichard, moitié-moitié, comme d'habitude, têtes pleines de vent que nous sommes.

Mais pas la Mayenne. La Mayenne s'est regroupée à part. Ça fait un gros tas de dos qui bourdonne sérieux.

 

*

 

A la reprise, comme si de rien. Tout en manipulant les ferrailles dégoulinantes de bakélite figée, Maria et Anna m'apprennent « Katioucha ». Je leur apprends « O Catarinetta bella, tchi tchi ». J'imite très bien Tino Rossi, c'est ma spécialité, mais ça leur plaît pas, elles font « Tfou ! » et elles crachent, alors Rebuffet leur chante Sur la route de Dijon, la belle digue digue, ça les ravit, mais elles trouvent ça un peu simplet, un peu sommaire, dès le deuxième couplet elles sautent dedans en marche et brodent là-dessus un somptueux opéra russe avec clochettes, pompons et barbe-à-papa, elles guettent, gourmandes, le moment du refrain où l'on chante « Aux oiseaux, oh, oh ! Aux oiseaux ! », leur œil rit d'avance, elles lancent en triomphe : « Ou vazô, ô, ô ! Ou vazô! », bientôt toutes les filles à portée d'oreille en font autant, les presses s'abattent à la volée, des cathédrales de cristal de roche foncent droit en l'air et puis s'éparpillent en poussière d'arc-en-ciel, la fontaine court sur les cailloux, le bataillon console Marjolaine la digue dondai-aine, une louve au loin dans la steppe hurle son hurlement... On commence à se sentir vraiment en famille, dans notre coin.

Tiens, on dirait que le torchon brûle, à côté. Les deux filles de la presse voisine de la mienne, celles du Mayen- nais à lunettes, c'est ça, n'ont pas l'air d'accord avec leur patron. Ça s'engueule aigre. Enfin, c'est surtout elles qui gueulent. Je demande au gars :

« Qu'est-ce qui t'arrive?

Font chier, ces salopes! Toi, mêle-toi de ton cul. »

Ah! ça, c'est pas poli, ça. J'aime pas. Maria m'explique. Elle a l'air drôlement en boule.

« Kamerad verruckt! Pognimaïèche? »

« Pognimaïèche? » c'est « Tu comprends? ». Ça, oui, je comprends. Pas depuis longtemps, mais bon, ça vient. « Verruckt »? Ça a l'air allemand, ça, c'est tout ce que je peux en dire.

« One s'ouma sochol ! Dourak ! »

Ah, là, ça me dit quelque chose. Il est expliqué quelque part dans les oeuvres complètes de la comtesse de Ségur (née Rostopchine !) que le nom du célèbre général Dourakine vient tout droit du russe « dourak », qui signifie idiot, imbécile. C'est utile, la mémoire.

Comme, en même temps. Maria a l'idée de faciliter mes efforts cérébraux en se vissant l'index sur la tempe et en sifflotant, la lumière jaillit :

« Lui fou ? Con ? C'est ça ? »

Je mime de mon mieux une tête de con.

Le bonheur d'être comprise illumine Maria.

« Da ! Da ! One fou ! One kâ ! Loui kâ ! Loui sehr kâ ! Loui ganz kâ !

Nié « kâ », Maria, a tak : « con ». Répète : « con ».

Kônng? »

Elle fronce le nez, se tord la bouche, les yeux lui sortent de la tête, c'est pathétique. Le français est une langue vraiment difficile, je commence à m'en rendre compte.

Alors, voilà. Ce gars de la Mayenne s'est mis à pédaler comme un dingue. Les filles ne veulent pas marcher.

Elles le traitent de fou à lier, de faux-cul, de rapace, de couille molle et de fasciste. Lui ne peut rien faire si elles ne sont pas d'accord. Il enrage, il a la trouille au cul, et il a rudement raison, moi aussi je devrais l'avoir, la trouille au cul, je l'aurais si j'avais un peu plus les pieds sur terre au lieu de planer dans les extases des premières amours, mais bon, quoi.

Les autres Mayennais se heurtent au même conflit. Les filles s'opposent à toute accélération de la cadence, et sabotent, carrément ou sournoisement, leurs efforts. Un drôle de climat règne dans l'Abteilung. Meister Kubbe commence à flairer quelque chose.

La Mayenne est bientôt à bout de patience. Le point de rupture va être atteint, c'est-à-dire le moment où l'un des gars, exaspéré, ira trouver Meister Kubbe, peut-être même Herr Müller, et lui expliquera d'où vient tout le freinage. Voilà comment on en arrive à faire la police pour les Chleuhs.

Cependant, malgré toute l'héroïque mauvaise volonté des filles — je dis bien « héroïque », parce qu'elles, c'est la peau qu'elles risquent —, les presses conduites par les enfants de la verte Mayenne, et aussi quelques autres, faut être juste, augmentent peu à peu leur production, quantité et qualité. Meister Kubbe se défripe. Il félicite ces honnêtes travailleurs, leur tape sur l'épaule, un large sourire épanouit sa bonne bouille. Car il a une bonne bouille, mais oui. Il fait au recordman du jour de petits cadeaux d'encouragement, une part de gâteau pétri par les mains de Frau Kubbe, un petit sandwich au poisson fumé, une cigarette blonde... Maintenant qu'il sait que c'est possible, il fronce de plus en plus les sourcils, d'un air qu'il voudrait féroce et qui n'est qu'intensément emmerdé, lorsqu'il s'approche de ma machine ou de celle d'un autre trio de tire-au-cul.

 

*

 

Une semaine s'est déjà écoulée sur les deux. Aujourd'hui, je suis de l'équipe d'après-midi, on prend la relève à deux heures. Tout de suite, on sent de l'anormal dans l'air. Les filles sont déjà là. Debout à leurs places de travail, bras croisés, visages figés. Celles de l'équipe sortante, au lieu de se débander dans l'habituel remue-ménage d'interjections désabusées-rigolardes et de raclements de sabots harassés, restent là, chacune à son poste, côte à côte avec la copine, bras croisés. Devant chaque fille, posée sur le support où s'encastrent les plateaux de fusées à visser ou à dévisser, une cuvette-écuelle d'émail brun avec au fond une maigre bouchée de cette verdure bouillie que les Allemands nomment pompeusement « Spinat », épinards (prononcer « chpinatt »), en fait un mélange de je ne sais quelles herbes fibreuses où dominent les fanes de chou-rave strictement cuites à l'eau et au sel sans la moindre trace de matière grasse ou de patate, c'est insolemment dégueulasse, ça racle la gorge, je connais, j'en bouffe, on se partage nos gamelles, Maria et moi.