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Je demande à Maria ce qui se passe. Elle ne me répond pas, visage de bois,, regard perdu dans le vide, droit devant elle. Je demande à Anna, à une ou deux autres. Même manège. Les presses attendent, gueules béantes, crachant leur brûlante puanteur. Les mecs tournent en rond, désemparés. La Mayenne s'énerve.

Je rassemble tout mon maigre vocabulaire russe. Je bouche les trous avec de l'allemand, quand j'en ai.

« Maria, skagi ! Dis-moi ! Patchémou vy tak diélaïétié? Pourquoi vous faites ça? Warum? Was ist los? Skagi, merde, skagi ! Qu'est-ce que je t'ai fait, moi ? Tu me fais chier, bon Dieu ! »

Elle me regarde enfin, terrible.

« Nié skagi « Fais chier » ! Tu ne sais rien. C'est mieux. Tu ne dois rien savoir. Eto diélo nachoïé. C'est notre affaire à nous, à nous toutes seules. Reste tranquille, dourak. Tolka smatri ! »

« Tolka smatri ! » Regarde seulement ! Je regarde. Meister Kubbe s'amène.

« Aber was ist los? Was soll das heissen? »

Tania, la grande Tania aux joues de bébé, elle a dix- sept ans, Tania la douce, Tania l'ange, regarde Meister Kubbe et dit : « Zabastovska. »

Et puis se remet à fixer le vide, droit devant elle. Meister Kubbe appelle : « Dolmetscherin! »

L'interprète d'atelier accourt. C'est Klavdia l'excitée, une « évoluée » criarde et minaudière dont il convient de se méfier, c'est du moins ce qui se dit chez les filles. On chuchote même qu'avec Meister Kubbe... Enfin, bon, les robes à fleurs ne poussent pas toutes seules sur les fesses des déportées, pognimaïèche ? Klavdia n'est visiblement pas dans le coup. Elle se fait répéter, pétrifiée d'incrédulité : « Chto? »

Tania répète, sans la regarder : « Zabastovka, ty kourva! »

Klavdia n'ose pas traduire. Meister Kubbe s'impatiente.

« Was hat sie denn gesagt ? » Le mot a du mal à passer : « Streik. »

Streik. La grève. Elle ne traduit pas « kourva » : putain. Ça, elle se le garde pour elle.

Meister Kubbe en reste comme un con, la bouche ouverte. Streik... Elles osent! A Berlin, en pleine guerre, en plein national-socialisme, dans une usine de munitions, elles osent prononcer le mot imprononçable! Ces esclaves, cette merde sous-humaine qui devrait délirer de joie d'avoir été laissée en vie! Meister Kubbe jette alentour des regards désemparés. Il faut que ce soit à lui que ça arrive... Il finit par dire :

« Vous savez ce que vous êtes en train de faire? Pourquoi faites-vous ça? Allons, mes enfants, reprenez le travail, il ne s'est rien passé. »

Klavdia traduit en ajoutant quelques fioritures de son cru : « Vous êtes complètement cinglées! Pauvres connes, vous serez toutes pendues, et moi avec! Rien à foutre de vos conneries,.moi ! »

Tania l'ignore. Elle se tourne vers Meister Kubbe, lui fourre sa gamelle sous le nez.

« Nix essen, nix Arbeit ! Vott chto. » Pas manger, pas travail. Voilà ce qu'il y a. Meister Kubbe renifle la flaque de fibres verdâtres, hoche la tête, fait « So, so... » (prononcer « Zo, zo... », sans la bonne prononciation ça perd tout, moi je trouve), regarde Tania, dit « Ja, natürlich... » et, finalement, tranche :

« Cela n'est pas mon affaire. Naturellement, j'en parlerai à la cantine. Mais il faut reprendre le travail, tout de suite. » Tania dit :

« Nein. So fort essen. Denn, arbeitein. » Non. Manger tout de suite. Après, travailler. Klavdia, humiliée que le dialogue se fasse par-dessus sa tête, suant la peur, au bord de l'hystérie, glapit à voix suraiguë :

« C'est du sabotage, sales connasses communistes ! Je m'en fous de vos conneries, moi, grosses vaches, culs pleins de fumier ! »

Maria quitte sa place, sans un mot, lui colle une baffe à toute volée, et encore une de l'autre côté. Puis revient se croiser les bras. Tania dit, sans regarder Klavdia : « Toi, tu manges, salope. Toi, tu te fatigues pas. Sauf le cul, peut-être. Tu te le tapes sur un tabouret, au Kontrolle, et tu vérifies les pièces au pied à coulisse. T'as pas à te mêler de ça. »

Là-dessus arrive Neunœil, le Meister de l'équipe descendante, inquiet de n'avoir pas vu sortir son troupeau. Il fait fonction d'Obermeister, c'est-à-dire que, hiérarchiquement, il coiffe Meister Kubbe. Lui, c'est la vraie peau de vache. Son œil unique a vite fait le-tour de la situation.

Tania lui tend son écuelle, lui récite son imperturbable slogan :

« Nix essen, nix Arbeit, Meister. » Il envoie dinguer au diable la cuvette et son contenu, balance une paire de baffes à Tania, va droit au Meisterbüro, appuie sur un bouton. Vingt secondes après, deux Werkschutz en uniforme gris se présentent. « Surveillez-moi ça. »

Il décroche le téléphone intérieur, compose un numéro. Il sort du bureau, dit à Meister Kubbe : « Herr Müller arrive. » Herr Müller est là.

Herr Müller écoute l'Obermeister lui résumer l'affaire. Impassible, il dit : « Dolmetscherin ! » Klavdia s'avance.

« Dis aux femmes que je recevrai une délégation d'entre elles dans un quart d'heure, dans mon bureau. Six femmes. Les plus capables d'expliquer la chose. Je verrai ce que je peux faire. » Il tourne les talons. Klavdia traduit.

Les filles se regardent, n'en croient pas leurs oreilles. Et voilà! La lutte paie. Elles choisissent posément les six porte-parole. Il y aura d'abord Tania, cela va de soi, et puis, pour donner du poids et du sérieux, deux vieilles d'au moins quarante ans : Nadiejda, l'institutrice, et Zoïa la grêlée, une responsable de kolkhose à la carrure de lutteur, au cœur de midinette. Et aussi Natacha, qui étudie pour devenir ingénieur, la grande Choura, la petite Choura. Et bon. Ça fait six.

La délégation se rend donc chez Herr Müller. Tania marche en tête, portant à deux mains une portion- témoin de « Spinat ». En attendant leur retour, le travail reprend. L'équipe du matin veut rester dans la cour, mais les Werkschutz chassent les filles, elles sont ramenées aux baraques.

Personne ne chante. Le temps passe. Et passe. Une inquiétude commence à me tournailler dans les tripes. Maria travaille sans un mot, lèvres serrées. Sept ou huit Werkschutz se dandinent dans les travées entre les machines, lancent des blagues aux filles, c'est interdit mais tout le monde connaît tout le monde, je suis sûr que même au bagne les matons déconnent avec les tau- lards, forcé. Plusieurs Werkschutz sont des accidentés du travail, ils ont des moignons par-ci par-là, alors ils sont devenus flics d'usine, coiffés par la sacro-sainte Gestapo, ils ne vont pas à la guerre, ils sont gras et roses. D'habitude, les filles se foutent gentiment de leurs gueules, leur disent qu'est-ce que tu fous là, grand con, va te faire finir sur le front, eh, avoue-le que tu l'as fait exprès de mettre ta main dans la machine, eh, dis, tu sais que ton Führer a dit qu'il va envoyer même les culs-de-jatte au front, dans un tank t'as pas besoin de jambes, alors toi qui en as encore une tu vas être nommé général, t'auras une belle casquette, tu courras à cloche-pied devant les tanks, tu crieras « En avant ! Vous pouvez y aller, y a pas de mines! »... Des vannes comme ça, quoi. Les gars répondent sur le même ton, pas gênés. Quand ils leur mettent la main au cul, les filles sautent en l'air comme dès brûlées, crachent « Oï ty, kholéra! », leur tapent sur la gueule à toute volée avec l'outil qu'elles ont en main, folles de rage, des vraies tigresses. Le Werkschutz esquive et se marre. C'est pudique, ces races ! Mais pas rancunier. Leurs colères ravageuses passent vite.

Dix heures du soir. La relève arrive. La délégation n'est pas revenue. Les filles de la relève ne les ont pas vues non plus rentrer aux baraques. Je demande au Belge s'il sait quelque chose. Il fait une gueule lugubre.

« Je crois qu'elles ont fait une belle connerie, hein. Tu penses bien que Müller ne va pas laisser passer ça comme ça.