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Oui, ben, où qu'elles sont ? Tu sais ou tu sais pas ?

Comment veux-tu que je sache ? Ce que je peux te dire, c'est que j'ai eu le temps de voir Neunœil et Mùller se faire un signe de tête qui en disait long. Et je peux te dire encore quelque chose, c'est que toi et quelques autres vous feriez bien de faire attention, une fois, hein. Ils n'ont pas l'intention de vous laisser continuer comme ça. Non, mais qu'est-ce que tu te figures, hein ? » . Chacun des gars de la Mayenne a fait une caisse de fusées de plus qu'hier. Il y en a même un qui en a fait trois de plus! Les filles, concentrées sur leur attente, ont suivi le train, sans même y prendre garde.

Je traduis tant bien que mal à Maria ce que le Belge m'a dit. Maria hausse les épaules.

« Nié gavari nitchevo. Kassoï slichitt. » Ne dis rien. Le bigleux écoute. Le bigleux, ça ne peut être que mon voisin de la Mayenne, celui aux grosses lunettes. Anna pleure en silence.

 

*

 

Le vestiaire des Français du Quarante-six est un baraquement pourri, là-bas au fond de la cour, derrière le tas de charbon. On traîne la patte jusque-là. Je cause de tout ça avec Rebuffet. Je me monte. Je m'étais bien juré de fermer ma grande gueule, je suis sur la ligne de mire, mais ma grande gueule me prend en traître, voilà que je me retrouve planté devant ce gars de la Mayenne, ce gros gars à lunettes, que je lui barre le chemin et que je lui dis :

« Mais qu'est-ce que vous avez dans le cul, toi et tes potes ? Vous êtes vraiment aussi cons que ça ? Vous êtes tous des volontaires, ou quoi ? »

Le gars me regarde de ses yeux de lapin clignotant. C'est pas le causant de la troupe. Il me dit quand même :

« Qué que ça peut ben te faire, d'abord ? Chez nous, la chaussure, y a que ça, et v’là maintenant que ça marche point : y a pus de cuir. Ici, tu travailles, t'es payé. Je suis là pour travailler, je fais mon travail. Je connais que ça, moi. Ceux qui y arrivent point, c'est rien que des feignants, ou alors ils ont point la force pour. »

Cette couturière sur escarpins en chevreau qui vient traiter de feignant un maçon de la rue Sainte-Anne, non, mais, t'as vu ça, toi ? Avant que je sache moi-même ce que je vais faire, je lui ôte les lunettes de sur le nez, je les pose sur un fût de mazout qui traîne par là, je lui place une gauche sur le pif, pour tâter la distance, aussi sec la droite avec tout mon poids derrière, une-deux, il tombe sur le cul, le tas de charbon le reçoit à quarante-cinq degrés, ça fait qu'au lieu de s'allonger, il reste bien offert bien à ma poigne, je m'acharne dessus comme à l'entraînement, tout à fait à l'aise, un vrai sac de sable, ça fait boum et boum, tout mou dégueulasse.

Ses copains m'arrachent à là fête, toute façon j'en avais marre, un mec qui' se défend pas ça te gâche la colère.

Mais voilà que ces gros cons commencent à me taper dessus. Là, je deviens vraiment teigneux. Ils sont balaizes, ces paysans, mais lourds du cul. Des percherons de labour. Trop confiance en leur force. Moi, je suis maigre, un sac d'os avec un peu de fibreux collé dessus, t'en fais pas pour moi, je suis immobile, il y a quatre mois je tirais les poids moyens au Club Pugilistique Nogentais (normalement les mi-lourds, mais je suis à cinq kilos au-dessous de mon poids idéal, la kerre gross malhère, eh oui). C'est con d'être rogneux à ce point-là. On peut se casser une main comme une cacahouète. Taper à poings nus, et sans Velpeau, tu vois ça qu'au cinéma, jamais un boxeur fera une pareille connerie... Oui, bon, ils m'auraient haché, d'accord. Heureusement, je suis pas tout seul, dans cette vallée de larmes. Rebuffet,' Lachaize, le Rouquin et les autres Parisiens s'interposent entre la Mayenne et moi, allons, allons, vous n'allez pas vous battre entre Français, tout ça tout ça...

On cause. Je dis :

« Vous êtes des cons. »

Bon début. Ça me donne le temps de trouver le vrai début. Et de reprendre mon souffle.

« Muller nous le fait à l'estomac. On pouvait l'emmerder. Et maintenant, vous avez tout gâché. Vous avez fait la preuve qu'on peut les tenir, ses cadences de dingue. En se crevant à mort, mais on peut. Mieux que ça : vous faites la course entre vous! Complètement ravagés ! Mais, pauvres cons, vous êtes déjà sur les genoux !

Quand vous arriverez, à bout de souffle, à atteindre son putain de minimum, aussi sec il placera la barre plus haut. Vous y courrez toujours au'cul, au minimum! Ça vous passionne tant que ça, de fabriquer des obus? Vous voulez donc vraiment, je dis pas qu'ils gagnent la guerre, ils l'ont de toute façon dans le cul, mais qu'elle dure encore vingt ans ! Grâce à vous, Müller va se décrocher la Croix de Fer de première classe, celle bordée de choucroute d'argent avec saucisses en or! Mais engagez-vous dans la Waffen-S.S., tant que vous y êtes ! »

Ah! voilà l'orateur de la bande. Un trapu, très brun, moustache noire, béret basque enfoncé bien à fond avec la petite queue droit en l'air. Il parle lourd, lent, inusable, incoinçable, le plouc instruit qui lit Le Pèlerin et qui explique la politique aux autres, qu'est même capable de subjonctiver de l'imparfait quand ça a affaire à de l'instituteur laïque. Ça aurait tâté du séminaire que j'en serais pas autrement surpris.

Posément, sans haine et sans passion, il s'installe dans son truc à roulettes :

« Faut regarder les choses en face, gars. Au pays, on a les femmes et les gosses. Faut que ça bouffe (Il dit « bouffe » pour se mettre à la portée des Parigots têtes de veau.) Si on atteint les cadences prévues, on touchera une paie convenable, ils l'ont promis. On enverra des mandats en France. Au cours du mark, ça vaut le coup. Nous, on a choisi de se crever le cul un sacré coup, ici, comme ça nos femmes boufferont et nos gosses aussi. »

Il prend le temps de se passer la langue sur les lèvres, qu'il a épaisses, rouges et humides, avec tendance au dessèchement s'il reste plus de dix secondes sans les humecter. Je profite du trou :

« Vos femmes, vos gosses ! Tu parles qu'ils crèvent la faim! Vous recevez chacun deux ou trois colis par semaine, des vraies malles, bourrées "de saucisse, de beurre salé, de lard, de fromage, de fayots, de bocaux de confit de canard, de pruneaux, de gnôle, et même de pain ! Vous n'avez jamais assez de cadenas pour enfermer tout ça. Vous entassez des montagnes de pain rassis moisi plein de mousse jusque sous vos paillasses. Je le sais : je vous le fauche. Vous vous bourrez comme des chancres, vous êtes gras à lard, vous faites la gueule devant le rata de la cantine (Tant mieux pour moi, je fais la tournée des restes, pas fier, je me goinfre tous les résidus de ces dégueulasses, j'ai faim, j'ai faim, jour et nuit, tout le temps. Je boufferais du savon! Mais du savon, y en a pas.) Vos vestiaires sont bourrés à péter de pots de rillettes faites à la maison, vous les laissez pourrir, ça schlingue la charogne, plutôt que d'en filer aux copains. Venez pas me parler de vos bonnes femmes affamées et de vos gniards pâlichons ! Tu parles, si elles vous envoient ça, c'est qu'elles ont le bide bien plein. Ils rotent gras, vos têtards faméliques! J'espère que vos grosses vaches se font tringler leur gros'cul rouge jusqu'à la gorge par les beaux grands Chleuhs aux queues d'acier, c'est ma consolation. Et qu'elles se soûleront la gueule au Champagne avec le fric de vos mandats de merde! »

A mon tour de reprendre mon souffle. Béret basque veut se faufiler dans la coupure, il a l'air salement en rogne, mais je lui laisse pas le temps :

« Enfin, les mecs, vous avez rien compris? C'est la guerre, merde! La guerre! Vous savez ce que ça veut dire? Et si vous étiez prisonniers, hein? Vous croyez qu'ils envoient leurs tites néconomies à leurs femmes pour qu'elles les mettent à la Caisse d'Epargne, les prisonniers? »

C'est une question. Béret basque répond : « Les prisonniers, c'est des militaires. Les années de guerre comptent double pour la retraite. Et s'ils meurent, ils ont la mention « Mort pour la France » sur leur livret et leur femme touche une pension. » Toute la Mayenne opine gravement. Me voilà reparti.