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« Ecoutez. Moi, on m'a pris de force, on m'a jeté là, je suis au bagne, je crève de faim, je renâcle. Il n'y a que deux choses qui m'intéressent : ramener ma peau, ne tuer personne. Si possible. (Il y a bien une troisième chose, la plus importante, même, elle, s'appelle Maria, mais je sens que c'est pas le genre d'argument à sortir devant ce genre de gars.) Vous, vous faites votre beurre sur la guerre, votre petit beurre miteux, vous économisez sou à sou, obus à obus, de quoi acheter le lopin à côté de votre lopin. Et ces obus que vous fabriquez, peut-être bien que ça sera pas forcément sur ces Russkoffs qui vous font tellement horreur qu'ils tomberont. Peut-être bien que c'est des Français qui se les prendront sur la gueule, puisqu'il paraît que les Français sont de nouveau dans le coup, à ce qui se dit. Vous y avez pensé, à ça ? »

Béret basque tente une sortie : « Le Maréchal... »

Je l'écrase dans l'œuf. Je tiens une pêche du feu de Dieu.

« Ouais ! Le Maréchal a dit... Monsieur le curé a dit... Vous êtes couverts. Et c'est vous les patriotes farouches, les soldats du Christ, les mecs à morale! Tiens, vous me faites chier, vous me faites dégueuler, vous crèverez le nez dans votre merde, avec une bonne conscience à triple menton et du bien au soleil. Et vous passerez à travers tout, les épurations, les règlements de compte. Vous êtes les finauds, les honnêtes gens, les salauds d'honnêtes gens. »

Là, pour être franc, je sais plus trop où je vais, j'ai perdu le fil, je déconne littéraire. Au fond, qu'est-ce que j'en ai à foutre? Béret basque sent le flottement. Il récupère la tribune.

« C'est facile de gueuler, quand on est un jeunot, qu'on a pas de famille à nourrir! Tu causes comme un communiste et comme un anarchiste. Y a rien de sacré pour toi, t'as que ta grande gueule et tes coups de poing. Tu crois à rien, ni à Dieu, ni à diable, ni à la patrie, ni à la famille, à rien de rien. T'es rien qu'une bête. Une bête nuisible. T'as une grosse tête pleine de livres, mais tu t'en sers mal. Y a rien de plus malsain. Depuis que t'es là, tu tires au cul, tu pousses les autres à mal faire. Tu crois que je te vois pas ? T'as pas gagné un rond, tu paies même pas ta pension, t'es un parasite, quoi. Un feignant. Un va-nu-pieds. »

Là, je rigole. C'est pourtant vrai, ce qu'il dit ! Ils nous font payer une pension pour un coin de paillasse dans une baraque pourrie, la cuvette de soupe à l'eau et les trois livres de pain noir de la semaine ! Ils retiennent ça sur la paye. Moi, j'ai encore jamais touché de paye, parce que j'ai rien gagné, j'ai jamais atteint le seuil, je suis donc en dette envers la firme Graetz A.-G. et envers la Gross Deutschland. Je me demande si, quand ils auront perdu la guerre, ils vont me garder ici jusqu'à ce que je les aie remboursés ! Peut-être qu'ils ont le droit ? Quant à Maria, les « Ost » ne sont pas payés, même symboliquement. Juste nourris (aux Spinats) et le cul abondamment botté. Les Meisters violent les filles entre deux portes, au besoin à coups de poing sur la gueule, ce qui est un crime contre la Race, mais la parole d'une Russe contre la parole du Meister...

Je pense à tout ça, je revois Alexandra, l'étudiante en médecine, celle qu'on appelle Sacha pour ne pas la confondre avec les Choura, qui sont déjà deux, sangloter sans bruit après que le Meister du Galvanik, un épouvantable sale con, crémier dans le civil, l'a eu forcée dans son bureau, quasiment au vu de tout le monde, pour améliorer son petit quatre heures. Je pense à ça, la rogne noire me mord au cul, me revoilà qui me prends pour Zorro.

« Parfaitement, j'ai jamais gagné un rond à leur travail de merde, je me considère comme un déporté, comme un forçat, et j'ai qu'une idée : tirer au cul! Simplement parce que j'aime pas qu'on me force. Et puis j'aime pas les obus. Et puis j'aime pas la guerre. Et puis j'aime pas l'usine! Na. D'un autre côté, allez pas croire que j'ai l'intention de jouer les héros. J'emmerde les héros, les martyrs, les causes sublimes,, les dieux crucifiés et les soldats inconnus. Je suis rien qu'une bête, t'as raison, une pauvre bête traquée, j'ai l'intention d'essayer de survivre dans ce monde de dingues enragés qui passent leur vie a tout massacrer pour sauver la patrie, pour sauver la race, pour sauver le monde, pour assurer l'harmonie universelle. Ou pour gagner plus de fric que le voisin... Qu'ils crèvent dans leur pisse! Ils auront pas ma peau. Ni celle de ceux que j'aime. Et merde. »

Je suis-pas un peu con de brailler ça comme ça, à tout va, devant ces gueules fermées de paysans butés qui me regardent piquer ma crise en ricanant? Fais-le, mon pote, mais le dis pas. Faufile-toi, mais va pas clamer sur les toits que tu te faufiles... Bon. C'est ces peigne-cul de fayots qui m'ont foutu en rogne, aussi. C'est déjà passé.

Ça va devenir marrant, la vie, au Quarante-six ! Et dans huit jours, Millier, il nous fera pas de cadeau... Quand je pense aux filles, à leur coup de la grève des Spinats... Au fait, les six, qu'est-ce qu'elles sont devenues ?

Le lendemain, j'apprends que seules les deux Choura sont rentrées au camp. La gueule en sang. Des bleus partout. Secouées de sanglots. On les a ramenées aux baraques pour que les autres se rendent compte. Rien de tel que l'exemple. Les quatre autres ont été embarquées. On ne les reverra plus. 8

SUR LES GRAVATS FLEURIT LA FLEUR BLEUE

ET bon, quoi. La date fatidique approchant, tous s'y mettent, bon gré mal gré, dans le sillage de la Mayenne. Même René la Feignasse. Ça râle, mais ça marche. Bons petits grognards, ça, mon empereur ! Ils n'auront certes pas doublé la production à la date fixée, mais auront du moins fait preuve de bonne volonté. Muller se laissera peut-être attendrir.

Il ne reste guère que le Rouquin et moi pour s'obstiner à tirer au cul. Comme des cons, d'ailleurs, par pur amour-propre de sales mômes. On veut pas qu'il soit dit que ces enfoirés-là auront eu le dernier mot. Même, on en remet. Plus de la moitié de nos pièces sont refusées au Kontrolle. Ce qui est du suicide, et du suicide purement gratuit, car au fond on s'en fout, l'un comme l'autre. On ne se concerte même pas, on n'est pas spécialement copains. On joue avec le feu. La vérité, c'est qu'on ne se rend pas vraiment compte. Au fond, on n'arrive pas à croire qu'« ils » puissent être aussi méchants que ça. Pourtant, on a eu l'exemple des filles... Total, on passe pour deux cabochards et deux cinglés, les collègues d'atelier nous évitent plus ou moins, déconnent sournois dans notre dos.

Le Rouquin a la châtaigne facile, bien plus que moi. Quand il cogne, il cogne pour tuer. Des yeux de dingue, quand ça le prend. Au demeurant, le meilleur fils du monde.

Comme moi, le Rouquin est un Parigot et un gosse de pauvres. Etre pauvre à Paris, en ce moment, la vraie malédiction. A la campagne, au moins, ils ont la bouffe. Les pauvres, non seulement c'est pauvre, mais c'est pas démerdard. Evidemment : s'ils l'étaient, ils ne seraient pas restés pauvres. Enfin, bon, le marché noir n'est pas pour leurs gueules de pauvres. C'est pas les colis de nos familles, au Rouquin, à moi et à beaucoup d'autres, qui peuvent compenser le manque de calories.

N'empêche que je les attends, ces colis! Même si ce ne sont pas les ventrées de charcutailles des gars de la Mayenne, même si c'est surtout symbolique. J'en chiale d'attendrissement. Je vois maman cavalant tout le mois pour grappiller de quoi mettre dedans, rognant sur ses rations et sur celles de papa, suppliant à droite à gauche, se gelant les pieds à faire la queue, se ruant à la poste entre un ménage et une lessive, tirant la langue pour recopier l'adresse barbare... Elle m'envoie chaque mois un petit paquet bardé de ficelles comme un rôti de veau d'autrefois, il arrive ou il n'arrive pas, ou il arrive éventré, aux trois quarts vide (j'essaie de me consoler en me disant que ceux qui ont fait ça avaient peut-être encore plus faim que moi, le tri dans les gares est fait par des S.T.O). Elle parvient à y mettre des choses fabuleuses, des choses que je n'avais pas vues à Paris depuis des années : un pain d'épices, du lapin cuit et tassé dans une vieille boîte de conserves soudée à l'étain par Totor, le plombier de chez Galozzi, parfois une boîte de sardines à l'huile ou un petit saucisson de cheval, des pommes ridées, des pruneaux, une vingtaine de morceaux de sucre (sa ration et celle de papa, eux se sucrent le café-ersatz à la saccharine), un gâteau fait avec des carottes râpées au lieu de farine ( ça ne lève pas, ça donne une espèce de galette très tassée, lourde comme une plaque d'égout, ça a un goût bizarre, douceâtre, ça bourre, ça te coupe la faim), une paire de chaussettes qu'elle a tricotées avec de la laine récupérée sur un vieux pull-over de quand j'étais petit. (« Tu vois que j'ai raison de jamais rien jeter : arrive toujours un jour où que t'es bien content de le trouver! ») Et toujours un petit cadeau rare, une petite délicatesse : un sachet de boules de gomme, des caramels... Parfois, miracle, quelques carrés de chocolat. Je file le chocolat à Maria, qui le partage avec les copines, chacune un tout petit bout, qu'elles mordillent, en fermant les yeux. Du chocolat ! On dirait qu'elles n'en ont jamais vu. Et c'est peut- être vrai, après tout, bien qu'elles affirment que, là-bas, avant les fascistes (Elles ne disent jamais « les Allemands », ni « les nazis », mais « les fascistes »), du chocolat, il y en avait à gogo, Bojé moi! Et du bien meilleur que le chocolat capitaliste, avec dedans de la crème de toutes les couleurs, ty nié mojèche znatj !