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« Sechsunddreissig fünf! »

Trente-six cinq. Un peu étonnée, elle me plante l'index dans l'œil, me retourne la paupière du bas, scrute vaguement la doublure, hausse les épaules.

« Kein Fieber. Nicht krank. »

Et si tu es admis, si tu as franchi avec succès ce premier obstacle, alors tu rentres à ton baraquement, tu te replonges dans ton nid de chiffons encore tout chaud de ta bonne chaleur à toi, tu te remplis les poumons de la chère odeur de sueur rance, de pets aux choux-raves, d'haleines mille fois respirées et recrachées, de linge jamais lavé, de pieds foisonnants, de mégot froid et de pipi au lit, la chère odeur de chambre d'hommes pas spécialement propres, la chère bonne odeur figée dans le petit matin froid comme la graisse au fond de la poêle. La baraque est à toi tout seul, les autres sont partis au chagrin, ceux de nuit sont rentrés et ronflent. Toi, tu attends l'heure du docteur.

A neuf heures, tu retournes à l'infirmerie. Schwester Paula annonce au docteur ton score au thermomètre. Le docteur est un vieux docteur. Les jeunes sont au front. Il dit : « Mund auf! », et il ouvre lui-même la bouche pour te faire voir. Tu ouvres, il jette un œil, il fait « Hm », il prend un comprimé dans une boîte, il te le montre, il dit : « Tablette », tu dis « ja, ja », pour bien montrer comme tu es docile et coopératif, il te donne la Tablette, tu te la mets sur la langue, Schwester Paula te tend un verre d'eau, tu avales, le docteur dit « Gut », il s'assoit, il prend un petit papier imprimé sur la pile, il y a dessus le mot « Arbeits... », travail, et des pointillés à la suite. Il hésite un instant. S'il écrit « unfähig » sur les pointillés, tu te dorlotes jusqu'à demain, mon salaud. S'il écrit « fähig », tu repars aussi sec pour l'Abeitlung. C'est rare qu'il écrive « unfähig ». Ça arrive.

Me voilà donc devant Schwester Paula. Je lui montre ma cheville. Je lui dis tant bien que mal ce que j'attends d'elle.

« Schmutzig. Sauber machen, bitte, je dis. »

Schwester Paula ne dit rien. Elle verse de l'eau dans une cuvette, y fait tomber deux Tabletten de permanganate, ça devient tout violet, très joli. Elle me donne une compresse. J'ai compris. Je dois faire ça moi-même. Pour la douceur de la main féminine, je repasserai. Elle pose un carré de sparadrap sur le tabouret, et bon, elle s'en va. Et non. Revient. Pique du nez sur mon pied. Que j'ai dénudé, pantalon troussé jusqu'au genou. Qu'est-ce qui la fascine, bon Dieu ?

Elle regarde intensément mon bobo, suit du doigt quelque chose le long de ma jambe, remonte jusqu'au genou, retrousse le pantalon aussi haut qu'elle peut, remonte le long de la cuisse, m'ordonne : « Hose ab ! » et, comme je ne comprends pas assez vite, elle déboucle ma ceinture, déboutonne ma braguette, fait tomber mon pantalon sur mes pieds, me voilà le bazar à l'air. Elle m'enfonce ses doigts dans le pli de l'aine, ses doigts d'acier trempé, elle se redresse, elle me dit : « Sofort ins Bett! » Sa peau blême est tendue sur les os des joues, ses yeux flamboient. Une tête de mort avec une bougie allumée à l'intérieur.

Si j'ai pu penser un instant que la vue de mon mollet de coq l'avait soudain frappée d'une passion dévorante, je crois maintenant qu'il me faut envisager autre chose. Autre chose d'assez inquiétant. Je remonte mon pantalon et, comme elle me fait signe de la suivre, je la suis.

L'infirmerie comprend deux sections : la section russe, la section occidentale. Chaque section se compose d'une chambre à quatre lits. Ça semble peu pour une population d'environ seize cents personnes, penserait un observateur de la Croix-Rouge. Il aurait tort de penser ça. Il est très rare que les huit lits soient occupés. Il est même rare que l'un des huit lits soit occupé. D'ailleurs, la Croix-Rouge est passée plusieurs fois, une Croix-Rouge ou l'autre, enfin, une de ces Croix-Rouge, quoi, et jamais aucun observateur n'a formulé l'observation ci-dessus évoquée. C'est tout dire.

Entre les deux sections, il y a le bureau de Schwester Paula, sa chambre et la pièce de consultation. Tout ça pour l'étanchéité. Les deux sections doivent être soigneusement étanches l'une à l'autre. Car elles présentent cette particularité de se composer l'une uniquement de femmes, l'autre uniquement d'hommes. Et quelles femmes! Et quels hommes! Des Russes, ces chiennes en perpétuel rut. Des Français, ces obsédés renifleurs d'entre-cuisses. Mais Schwester Paula veille. La Krankenstube ne deviendra pas un bordel.

Me voilà couché dans un des quatre lits du dortoir. Schwester Paula m'a ordonné de ne pas bouger. Elle a encore examiné mon pied, ma jambe et ma cuisse, m'a jeté un regard particulièrement féroce, et est sortie. Je l'ai entendue téléphoner. Je m'approche de la fenêtre, je cherche à mon tour sur ma jambe ce qui peut bien la révolutionner comme ça. Je finis par apercevoir une vague trace rouge, une ligne sinueuse qui part de ma cheville et, plus ou moins marquée mais sans interruption, remonte jusqu'à l'aine. Les ganglions de l'aine sont un peu gros, un peu douloureux, pas beaucoup, comme quand on a un bobo quelque part le long de la jambe, quoi. Bon. Et alors, c'est pour ça ?

La porte s'ouvre. C'est le docteur. Ça, alors! Il s'est dérangé exprès? Lui aussi fait une sale gueule. Très, très emmerdé. Il parle avec Schwester Paula. Ils parlent beaucoup. Ben, et moi ? Je voudrais savoir, merde. Je le tire par la manche. « Was ist los? » je demande. « Nichts ! Nichts ! Bleiben Sie in Ruhe. » Rien, restez tranquille. Les voilà partis.

J'ai quand même retenu un mot, qui est revenu un peu trop souvent dans leur conversation si animée : « Blutvergiftung ». Voyons voir. « Blut », c'est le sang. De ça, au moins, je suis sûr. Je retourne dans tous les sens le bric-à-brac qui suit. Je finis par repérer « Gift ». Je connais ça. Ça ressemble à un mot anglais, et justement faut pas confondre. Voyons... « Gift », en anglais, c'est « cadeau ». En allemand, c'est... Ça y est! « Poison » ! Gift : poison. Qu'est-ce que ça vient foutre? Attends. « Vergiften », c'est donc faire quelque chose avec du poison. Qu'est-ce qu'on peut bien faire avec du poison? Eh, empoisonner, pardi ! Vergiften : empoisonner. Vergiftung : empoisonnement. Blutvergiftung : empoisonnement du sang.

Je me sens pâlir. Empoisonnement du sang! C'est un mot à maman, ça : « Fais attention aux clous rouillés, va pas m'attraper un empoisonnement du sang ! » « Le fils Untel est mort d'un empoisonnement du sang »... Un mot d'autrefois. Aujourd'hui, on ne dit plus comme ça. On dit... On dit « septicémie ». Voilà. Je me tape une septicémie. Ben, merde.

J'aurais cru ça plus terrible. Plus grandiose. Juste cette trace rouge, ce bobo qui me démange... J'ai même pas mal à la tête.

Et voilà que je comprends pourquoi ils s'affolent, le docteur et la chouesta. C'est à cause de Sabatier. Roland Sabatier, ce gars de Nogent qui est arrivé à Berlin dans le même convoi que moi, déjà malade. Il se plaignait, ils n'ont jamais voulu le reconnaître malade, le thermomètre disait trente-sept cinq, kein Fieber, arbeitsfähig, nicht malate, Meuzieu, tout de suite retourner drafail. Il a traîné une quinzaine de jours comme ça, Sabatier. Se faisait engueuler, traiter de feignant, attenzion, Meuzieu, gross Filou, na nun, Gestapo, hm? Il en chialait. Il en est crevé. Juste avant la fin, le docteur s'est quand même dit qu'il y avait peut-être quelque chose, mais c'était trop tard. Sabatier est mort. Il était devenu tout noir. On a eu bien du mal à savoir de quoi. Ces cons-là n'étaient pas trop fiers d'eux. On a fini par savoir : septicémie.