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Alors, voilà. Le docteur et la Schwester ont dû se faire salement ramoner. Du coup, ils ont une sainte trouille de la septicémie. Voilà pourquoi je dors dans des draps ce soir. Pourquoi Schwester Paula me bourre de comprimés et de piqûres de sulfamides, un truc nouveau, terrible contre tous les microbes, c'est le Belge qui me l'a dit, les Allemands ont inventé ça, une fois, hein, oh! ils sont très forts pour tout ce qui est la science, tu ne sais pas faire aussi bien qu'eux, ça est sûr.

Il y a ici un sujet de réflexion inépuisable pour le penseur méditatif qui penche sur les abîmes sans fond de la psychologie humaine les trésors de sa sagacité et les loisirs que lui laisse sa retraite d'inspecteur des impôts indirects. D'un côté, notre peau, à nous autres pauvres cons, ne vaut pas un pet de lapin. De l'autre, s'il manque un homme dans la colonne de l'inventaire, c'est un ramdam à tout casser. Tu « sabotes », ou simplement t'arrives pas à suivre, ou tu dis merde à ton Meister, on t'envoie crever sous la schlague dans un Arbeitslag. Tu cherches à t'évader, on te tire dessus sans hésiter. Tu voles un œuf, on te coupe la tête. C'est prévu, c'est dans l'ordre. Mais si tu meurs par suite d'une négligence d'un type responsable de toi, c'est pas dans l'ordre. Le coupable sera châtié. Et ici, quand ils châtient, ils n'y vont pas avec le dos de la cuillère : tout de suite Gestapo, Konzlager et compagnie...9

Chaque firme qui emploie de la main-d'œuvre déportée est responsable du matériel humain à elle confié par le Reich. La Deutsche Arbeitsfront contrôle tout ça. Il faut de l'organisation, dans la vie, sans quoi on n'arrive à rien, maman me l'a toujours dit.

 

*

 

Repos total. Schwester Paula me dorlote, à sa façon coup de poing dans la gueule. Me plante ses aiguilles dans le cul avec une ardeur sauvage. Me gave de comprimés, des gros des petits, que je dois avaler sous ses terribles yeux. Scrute la trace rouge le long de ma jambe. Elle ne semble pas avoir envie de s'effacer, la trace rouge. Je dirais même qu'elle devient de plus en plus rouge. Schwester Paula panique. Si elle me voyait entretenir ma septicémie par frottement énergique de l'ongle du pouce sur la trace rouge... Je lui demande : « Mais enfin, qu'est-ce que j'ai, Schwester? Quels symptômes (prononcer : « Zumepetom' ») » Innocent comme l'agneau. Schwester Paula ne répond pas. J'en remets : « Je ne suis pas malade ! Nicht krank ! Je veux travailler, moi ! » Là, elle me foudroie du regard. « Nein ! » C'est une femme qui aime dire non. Alors, bon, suffit de lui poser la bonne question.

Je me prélasse. Je mange des choses fines : de la soupe de pois cassés, de la purée. Les Russes de la cantine qui m'apportent l'écuelle me glissent sous le drap des gâteries clandestines : une tranche de pain tartinée de margarine, une patate bouillie toute chaude, des graines de tournesol. Elles arrêtent leurs rires en pénétrant dans la chambre, elles sont persuadées que je suis aux portes de la mort, il faut au moins ça pour que Schwester Paula me garde ici.

J'en profite pour travailler mon russe. Et aussi mon allemand. J'ai découvert que j'aime ça, les langues. Surtout le russe. J'ai toujours sur moi des petits calepins que je me fais avec des prospectus de la Graetz A.-G. cousus ensemble. Avant la guerre, la firme Graetz fabriquait des lampes à vapeur d'essence, marque « Petro- max », ils en vendaient dans le monde entier, j'ai trouvé près de la chaufferie un monceau de prospectus imprimés dans toutes les langues possibles, le verso est blanc, c'est chouette.

Je note tout avec mon bout de crayon, j'arrête pas de poser des questions, à Maria, aux filles, la plupart du temps elles sont bien incapables de me répondre. Elles parlent, elles écrivent, .comme tout le monde, sans se demander comment ça fonctionne.

Je suis pour la première fois de ma vie confronté à des langues à déclinaisons. Dépaysement brutal. Je demande : « Pourquoi tu dis des fois « rabotou », des fois « rabotié », des fois « raboti », des fois « rabota », des fois « rabotami », et des fois encore de bien d'autres façons? Tout ça, finalement, c'est « rabota », le travail, n'est-ce pas? Alors, pourquoi? » Elle, bien embarrassée. Va expliquer ça avec les trois mots qu'on avait en commun à ce moment-là ! C'était au tout début. Alors, elle s'est mise à mimer. Elle avait trouvé ça. Mimer l'accusatif ou le génitif nécessite une belle imagination et une certaine maîtrise de l'expression corporelle. Surtout à l'intention de quelqu'un qui n'a aucune idée de ce qu'est l'accusatif ou le génitif. Elle m'avait donné les noms russes des cas grammaticaux, j'étais allé demander à la seule Russe qui parle un peu français, la grande Klavdia, le sens de ces mots, elle m'avait dit : nominatif, génitif, accusatif, datif, instrumental, prépositionnel, vocatif. J'étais bien avancé. Rebuffet, qui a été au lycée, m'a expliqué que le nominatif c'est le sujet, que l'accusatif c'est le complément direct d'objet, le génitif le complément de nom, le datif le complément indirect, et toute la bande... Alors, là, d'accord. Fallait le dire tout de suite. C'est là que j'ai compris la différence entre l'instruction primaire, même « supérieure », et l'instruction secondaire. Tu te rends compte? Pendant qu'on t'apprend « complément direct d'objet », à eux, au lycée, on leur apprend « accusatif » ! A toi, on t'apprend « sujet », à eux « nominatif » ! Je me sens tout plouc tout minable. Voilà qu'il y a une grammaire pour les riches et une grammaire pour les pauvres, dis donc!

Enfin, bon, le russe, je m'en suis vite aperçu, est aux autres langues ce que les échecs sont à la pétanque. Comment des moujiks arrivent-ils à se dépatouiller là- dedans, et même à faire des choses drôlements subtiles, le russe est la langue des nuances infinies, va savoir! Mais quelle récompense! Quel éblouissement! Dès les premiers pas, c'est la forêt enchantée, les rubis et les émeraudes, les eaux jaillissantes, le pays des merveilles, les fleurs magiques qui lèvent sous tes pas... L'extraordinaire richesse des sons dont est capable le gosier russe, la fabuleuse architecture de sa grammaire, byzantine d'aspect, magnifiquement précise et souple à l'usage... Oui. Je tombe facilement dans le lyrisme quand je parle du russe. C'est que ça a été le coup de foudre! J'aime le français, passionnément, c'est ma seule vraie langue, ma maternelle, elle m'est chaude et douce, depuis ma dixième année elle n'a plus de coins noirs pour moi, je m'en sers comme de mes propres mains, j'en fais ce que je veux. L'italien, que je comprends un peu, que j'apprendrai un jour, je ne le connais qu'à travers le « dialetto » de papa, je pressens un parler doux et sonore, à la grammaire jumelle de la nôtre, un jeu d'enfant pour un Français. J'ai fait de l'anglais à l'école, j'étais même bon, maintenant je m'attaque à l'allemand, c'est une langue formidable, restée toute proche du parler des grands barbares roux casseurs de villes en marbre blanc, si je n'avais pas connu le russe au même moment j'en serais tombé amoureux, je le suis, d'ailleurs, mais la souveraine fascination du russe surpasse tout, balaie tout.

Je possède un certain don d'imitateur qui fait que j'entends avec précision les sons particuliers à une langue et que je peux les répéter aussitôt, comme un phono, avec accent tonique, musique de phrase, tout ça. Sans comprendre un mot, bien sûr. Comme d'autre part le jeu rapide de la mémoire des mots, des règles qu'il faut appliquer à toute vitesse, des accents qu'il faut placer au bon endroit du premier coup (en russe, l'accent se promène suivant le « cas » du mot, suivant la conjugaison du verbe...), est un défi sans cesse renouvelé qui se propose à mes petits boyaux du dedans de la tête, jeu dangereux (j'ai un orgueil à crever, j'ai pas le droit de me tromper), je me livre à corps perdu à mon dada.

Il y a une autre raison, bien sûr. Sans doute la plus puissante : le russe est la langue de Maria. Quelle chance que ce soit justement cette langue-là et cette fille-là!