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Les babas entre elles parlent plutôt ukrainien. C'est très proche, c'est un dialecte russe, mais enfin il y a des différences. « Khleb », le pain, devient « khlib » en ukrainien. « Ougol », le charbon, devient « vouhil ». Des choses comme ça. Quand il m'arrive d'employer un mot ukrainien glané ici ou là. Maria me reprend. « Tu dois apprendre le russe, pas l'ukrainien. »

En une semaine, j'ai su l'alphabet cyrillique. Je lis et j'écris maintenant couramment. Ça aussi, ça fait partie du jeu, cette écriture irritante pour le non-initié, juste assez déformée pour être secrète, comme vue à l'envers dans un miroir.

Je traîne partout mes calepins crasseux. Je repasse les listes de déclinaisons aux chiottes, et puis je me les récite en bossant, en marchant, avant de m'endormir... Tu t'amuses bien, quoi? Je m'amuse toujours bien en ma compagnie. Et pendant ce temps-là, en Russie, en Afrique, en Asie, en Italie, les hommes sont éventrés par milliers, les innocents hurlent sous la torture, les gosses crèvent de faim, les villes brûlent? Ben, oui.

 

*

 

La porte s'ouvre doucement. Maria ! Elle fait « Cht ! », elle regarde à droite à gauche, se faufile. S'agenouille près du lit. Me serre à plein bras. Je la serre. C'est bon. Elle m'éloigne un peu. M'examine. Elle pleure. Les babas ont dû lui dire que j'étais mourant. Je ris. Je lui explique. Je lui montre comment j'entretiens la ligne rouge avec mon ongle. Elle n'est qu'à moitié convaincue. « Comment tu dis ? « Septitsémiya » ? Je demanderai à Sacha, l'étudiante. » Elle m'apporte un cadeau : une tartine de margarine avec du sucre dessus. C'est une copine de la cantine qui la lui a donnée pour moi. Je lui fais un cadeau : une tartine de Leberwurst, le pâté de foie d'ici. C'est une copine de la cantine qui me l'a apportée. On rit, on mange nos tartines. Et la Schwester? Maria me dit de ne pas m'en faire, siestra Paula est sortie en ville, et de toute façon la copine de l'infirmerie veille au grain.

Elle m'annonce les nouvelles. J'apprends des choses. Premièrement, Meister Kubbe m'a viré, juste après le passage de Herr Muller. Je lui ai bien rendu service, à Meister Kubbe, avec ma maladie, et à moi aussi. Surtout à moi. Herr Muller ne pouvait pas sévir, j'étais hors-jeu, qui sait si je ne l'aurais pas atteint, son minimum ? J'échappe donc à l'Arbeitslag, mais je suis viré du Quarante-six. Je dis :

« Je ne serai plus avec toi.

Tu ne seras pas loin, tu seras au Quarante-trois. »

Le Quarante-trois, c'est les douze heures de jour —

douze heures de nuit. Considéré comme le bagne. Un Meister enragé. Je regarde Maria. Elle me regarde. Ben, oui. On ne se verra plus beaucoup.

« Qui me remplace, à ta presse?

Bruno.

Le Hollandais?

Da.

Celui qui veut t'épouser?

Tiaï. Sois pas kâ, Brraçva!

Je suis pas con, je suis jaloux. Non, c'est même pas ça. Je l'aime bien, Bruno. Mais je veux pas te perdre! Pognimaïèche ?

Et moi non plus, je veux pas te perdre, ty bolchoï kâ! »

Elle se jette sur moi. On s'embrasse comme deux dingues. Comme deux dingues russes, car pour ce qui est de lui glisser la langue entre les lèvres, il y a longtemps que j'y ai renoncé. Elle avait sursauté, craché, s'était frotté frénétiquement la bouche sur sa manche, avait fait « Tfou ! Oï ty svinia ! Ne recommence jamais ça, sale cochon! » Et bon, d'accord. Ça viendra. On a tout notre temps, on a toute la vie.

Elle me dit :

« C'est mieux comme ça. Tu aurais fini très mal. Au Quarante-trois, tu seras manœuvre. Pas de cadences, pas de travail aux pièces. »

Elle mime un type qui pousse des wagonnets, peinard, sans s'en faire. Elle me demande :

« Kharacho?i

Nou, da, kharacho. »

Elle me dit âvec conviction :

« Meister Kubbe est un bon Meister. Le Rouquin aussi va au Quarante-trois. Meister Kubbe ne montre pas sur sa figure. Il est bon. Très bon*10. »

 

*

 

C'est comme ça que je me suis pointé un matin à l'Abteilung Dreiundvierzig, un hangar beaucoup plus grand et beaucoup plus dégueulasse que le Sechsundvierzig, lequel est une section à la pointe du progrès technique. Il y a là des presses beaucoup plus grosses encore, mais pas chauffantes, ni avec tout ce système électrique. Juste des espèces de marteaux-pilons, qui montent qui descendent, avec au bout une sorte de paf en fer, gros comme un gros paf. Le paf s'enfonce dans un trou juste un peu plus large que lui, puis il ressort du trou, il remonte, alors toi, vite, t'en profites pour glisser au-dessus du trou, à l'endroit prévu pour ça, une galette d'acier que tu as prise dans le wagonnet à ta gauche, tu retires vite ta main, vite vite, le paf en fer est déjà là, il redescend, il bute contre cette galette d'acier que tu viens de poser, elle fait un centimètre d'épaisseur, la galette, si tu crois que ça l'arrête, il s'enfonce dans l'acier comme ton doigt dans de la pâte à crêpes, il fait un creux au milieu de la galette et il l'entraîne avec lui au fond du trou, arrivé bien au fond il remonte, et toi, de la main droite, tu cueilles la galette d'acier, qui est devenue un cône d'acier, un doigt de gant, une capote anglaise, ce que tu voudras, enfin l'élément de base d'une fusée d'obus, la paroi intérieure de ce fameux sandwich ferraille-bakélite-ferraille qui doit gagner la guerre. Tu balances le cône dans le wagonnet à ta droite, tu prends une galette dans le wagonnet à ta gauche, dépêche-toi, tu as une seconde, une seconde juste, le temps que le pal arrive en haut et redescende. Main gauche,»main droite, braoum... Main gauche, main droite, braoum... Dix mille fois par jours. Une seconde pour descendre et enfoncer la galette, une seconde pour remonter et te laisser faire tes petits tripatouillages avec tes petites mimines. Chaque fois que le paf heurte l'acier, ça fait un coup de canon, tout le bazar saute sur place, je sais plus combien de tonnes poussent au cul ces saloperies, mais beaucoup. Il y en a une douzaine comme ça. Des tas de mecs se sont fait baiser les mains. Cochet, un gars dë ma baraque, travaille là-dessus, mais pas dans mon équipe. C'est un vieux, au moins trente piges, on l'appelle la Vieille Tige. Moi, je pousse les wagonnets, avec le Rouquin et avec Viktor, le Polak dingue.

Il y a encore d'autres machines, dans cet atelier, des tours automatiques gros comme des locomotives, des fraiseuses, des perceuses, et aussi des rangées de petites machines sur table avec çhacune une Russe devant. Dans un recoin grand comme une salle de cinéma de banlieue, des fours flambent, tout rouges, ils attendrissent là-dedans les galettes d'acier avant de les faire défoncer par les terribles pafs, puis ils y recuisent les cônes avant de les tremper. Tout est noir autour de la lueur rouge des fours. L'huile dégouline de partout, ça pue la ferraille, chaude et la sueur d'homme, ça cogne, ça couine, ça grince, il gicle des copeaux de fer, les babas s'activent devant leurs machines, toutes leurs têtes emmitouflées de blanc bien rangées dans cet enfer de cambouis comme des boules de gommes blanches alignées par un môme qui passe en revue ses trésors.

 

*

 

Nuit sur le Quarante-trois. Les presses dorment, les grosses machines aussi, les fours aussi. Dans un coin ronflent les petites machines aux boules de gomme. Des dizaines de rangées de dizaines de boules de gomme blanches bien alignées, chaque boule de gomme éclairée d'en dessous par la petite lampe de la machine. De temps en temps, une fille se lève, traîne ses semelles de bois jusqu'aux chiottes ou va plonger son quart émaillé dans le seau d'eau tiédasse. Seules, les babas font les douze heures de nuit. Et aussi les manœuvres, bien sûr, pour leur transporter la ferraille. L'Abteilung est un cube de nuit, un gros cube noir découpé dans la nuit et le silence. Dans un coin de cette nuit, les petites lumières devant les boules blanches. Et les machines qui ronflent doucement. Et les têtes rondes courbées dessus. On dirait des mères devant leur machine à coudre, des mères pauvresses profitant de ce que le gosse dort, et justement il ne dort pas, le gosse, et du fond de son lit il regarde sa mère qui coud dans la nuit, cent, deux cents mères qui cousent.