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Et voilà qu'une fille lance un appel de gorge, un appel tendre et modulé jailli de sa gorge dans la nuit. L'appel monte dans la nuit, fait son chemin dans la nuit, tout seul, éperdu de passion contenue, rauque, violent, quémandeur. Et c'est si beau que le poil te dresse sur le dos.

Une autre voix sort de la nuit, s'élance et monte tout droit dans la nuit, cherche la première, la poursuit, la rejoint, l'enlace, ne la lâche plus. Elle est limpide et caressante, celle-là, elle est coquette, elle défie l'appel poignant de tigresse en rut, l'agace, le mord, se dérobe, revient, prend toute la place tandis que l'autre s'efface et la soutient, et toi tu écoutes, tu n'es qu'écoute, tu laisses tomber le chariot que tu poussais, tu écoutes.

Et, l'une après l'autre, paresseusement, les voilà toutes qui s'étirent et rejoignent le duo, y prennent sagement leur place, ou bien se lancent sur un coup de tête, comme en transes, et bousculent tout, et il faut bien que ça suive. Les placides et les échevelées, toutes chantent, et chantent, et chantent. La nuit de cambouis s'illumine, somptueuse et barbare comme un tapis d'Orient. Le Meister est sorti de sa cage, les Vorarbeiter restent plantés là, le chiffon ou l'outil au bout du bras, les deux Werkschutz de ronde s'appuient à un poteau, et sur les joues de ces Allemands coulent de grosses larmes de bonheur. Et sur les miennes, donc!

Ce sont des paysannes qui chantent, des filles qui n'ont plus rien à elles, plus rien que la joie fugace de faire ensemble quelque chose de très beau.

Quoi qu'il arrive, j'aurai connu ça, moi.

Trop beau pour durer. Un lundi, à six heures du matin, comme je crache dans mes mains pour agripper mon premier chargement de ferraille, le Meister vient à moi, me tape sur l'épaule, me dit « Komma mit », et bon, je le suis. Il m'amène devant une de ces grosses presses brutales, un de ces marteaux-pilons avec un paf au bout, il me montre ses deux mains, les doigts bien écartés, ça veut dire « dix », ça va, j'ai compris, puis il me pointe l'index sur la poitrine et il me dit :

« Zehn Tausend vor Feierabend. Nicht weniger. Verstanden? »

Dix mille pièces avant ce soir. Pas moins. Compris? Et merde ! Il est vraiment dur de lutter contre la promotion sociale. Je dis aber nein, ich ziehe meine heutige Arbeit vor. J'aime mieux pousser les chariots.

« Es ist aber zu schwer. Keine Arbeit für dich. Du bist klug. Das ist nur Arbeit für Ostchweine. Dazu bekommst du Geld ! »

Tu vaux mieux que ça. C'est du travail tout juste bon pour les cochons de l'Est. Et puis, tu gagneras des sous (clin d'œil, frottement du pouce sur l'index) !

Je proteste nein, nein, je suis bon à rien, je casse tout, il me faut des travaux de force. Je casserais la machine. Ich würde die Maschine kaputt machen !

Puisque je n'ai pas l'air de comprendre, il prend le ton qu'il faut pour m'informer qu'il ne s'agit pas d'une proposition amicale, mais bel et bien d'un ordre, et que si je ne suis pas d'accord... Je finis la phrase pour lui : « Gestapo! »

Il opine chaudement du chef, avec un grand sourire bien sinistre. C'est ça : « Die Presse oder die Gestapo. » Va te faire foutre.

Me revoilà donc aux pièces devant cette grosse saleté...

J'y suis resté trois jours. Le premier soir, j'avais fait neuf cent cinquante pièces. Mordu au cul par la trouille que ce paf d'acier qui me passe à ras des paluches ne m'en emporte une dans le fond du trou. Ça arrive une fois par semaine, à peu près, et à des plus malins que moi. Pas des rêvasseurs tête en l'air comme moi, en tout cas. Leurs mains, après : l'épouvante. Le foie d'alcoolique de l'affiche, à l'école.

Le deuxième jour, le gars qui était avant moi sur la presse est venu faire un tour. Il s'était fait baiser la main droite, justement, c'est pour ça que j'avais hérité de la place toute chaude. Il revenait voir la grosse bête sournoise qui l'avait guetté, patiemment, patiemment, et qui, quand il la croyait bien apprivoisée bien ronronnante, lui avait happé la poigne, hagne donc, et la lui avait recrachée à. la gueule, flaque de bifteck haché, et voilà, c'était plus fort que lui, fallait qu'il vienne rôder autour, pas rancunier, espérant peut-être voir un copain se faire écharper, chacun son tour. Son bras était coincé haut en l'air, maintenu par un échafaudage de cauchemar qui occupait un bon demi-mètre cube d'espace, avec des broches nickelées qui traversaient les os dans tous les sens, on dirait maman quand elle tricote une chaussette, des ressorts énormes qui tiraillaient les bouts de viande, une espèce de cage à canaris tout autour, l'oiseau rare c'était sa main, au beau milieu de la cage, grosse étoile de mer mollasse, gonflée, violâtre, pendouillante, recousue de partout, des bouts de tuyau dépassant des coutures avec du pus qui suintait, et le gars, verdâtre, les joues se touchant par en dedans, les yeux brillants de fièvre, qui se la donnait belle des trois semaines que lui avait octroyées le chirurgien, « et après ils me réopèrent, tu comprends, ils ont pas pu tout faire d'un seul coup, ils vont m'opérer en trois ou quatre fois... »

Quand il a été parti, je me suis mis à penser à tout ça.

Si tu bosses consciencieux si tu fais bien attention, bien bien, tu finis quand même par te faire avoir, à la fatigue, au coup de sang, à la rêvasserie, bon, tu te fais baiser, et tu te retrouves comme le copain avec au bout du bras un paquet de saucisses que tu traîneras derrière toi toute ta vie, plus emmerdantes que si t'avais pas de main du tout.

Tant qu'à faire, étape suivante, autant se la baiser soi-même, la main, mais en choisissant le terrain, en en sacrifiant juste un petit peu, disons son doigt, disons le petit doigt, celui qui ne sert pas à grand-chose, pas tout entier, un bout de phalange, quoi, c'est un mauvais moment à passer, un foutu sale mauvais moment, mais c'est ça ou toute la paluche, ça vaut le coup d'y penser. Après ça, ils ne s'obstineront pas à me coller sur leurs presses de merde, ou alors par méchanceté pure, mais ils peuvent pas se payer le luxe, leur faut du rendement, et bon, quoi, je sauve ma patte et j'échappe à ce boulot de con, c'est pas mal. Mais c'est pas tout. Je vais me taper trois semaines de convalo au camp, « Arbeitsunfähig » comme un fou et respecté de la Chouesta, tombé au champ d'honneur, compte sur moi pour faire durer le truc, et pendant ce temps-là je prépare la belle. Ah!ah!

Ben, oui. Ça me travaille. Foutre le camp. Pas tout seul, bien sûr. Maria avec. Etudier ça bien bien. Circuler dans Berlin, c'est pas trop coton, mais approche-toi d'une gare, marche un peu trop loin sur une routeBon. Ça doit être faisable. Marcher la nuit, se planquer le jour. Faire des provisions de pain, de sucre. En fauchant, bien sûr. Bouffer des betteraves crues, doit y en avoir plein les silos, dans les campagnes. D'accord. Pour commencer, le petit doigt.

 

*

 

Eh bien, c'est pas si facile. Tu poses ton doigt au bord du trou, tu lui dis « Bouge pas ! C'est un ordre ! », rien à faire, quand le machin d'acier descend, zouff, en arrière ! Et attention, faut pas que le Meister te voie, ou un de ces lèche-cul de contremaîtres sudètes encore plus enragés que les vrais Chleuhs ! Mutilation volontaire, bon comme la romaine. Le soir, j'avais tous mes doigts, et huit cents pièces. Le Meister faisait une drôle de gueule, mais il n'a rien dit.

Le troisième jour, j'ai encore essayé, mais je savais que je pourrais jamais. Alors je me suis mis à travailler rien qu'avec la main gauche. Ce que devait faire la main gauche et aussi ce que devait faire la main droite, tout ça rien qu'avec la gauche. Là, ça devenait virtuose. Cette vitesse ! Et pas se mélanger les réflexes, attention. Prendre la galette à droite, vite plonger chercher une galette dans le chariot à droite, vite plonger chercher une galette dans le chariot à gauche, la mettre en place, le paf descend, braoumm, le paf remonte, vite retirer le cône, le balancer dans le chariot à gauche, vite vite, le paf est là, à un centimètre et demi, glisse le truc, ça passe, vire ta main, braoumm, merde, je l'ai sentie passer, mes guibolles tremblent, vite, remets ça, vite... C'est un jeu marrant, finalement. Et merde, braoumm, ça y est ! Une secousse terrible, dans tout le corps. C'est dur, de l'os, on croirait pas. L'horreur me révulse. J'ose regarder. Ma main est au bout de mon bras, bon, mais mon index... Il occupe la surface d'une crêpe, plat pareil, et en forme de cône creux. De la bouillie de viande et de sang bien tassée bien lisse avec des petits éclats d'os très blanc piquetés dedans. Ça ne saigne pas. Ça ne fait pas mal.