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Je serre mon poignet dans mon autre main, je tiens ça bien droit devant moi et je vais montrer la chose au Meister. Qui s'évanouit. Il doit s'évanouir souvent! A mon passage, les babas se précipitent :

« Brraçva ! Oï oï oï... »

 

J'ai pas tiré trois semaines, j'ai tiré cinq jours. Et j'avais tellement mal que je courais dans le camp, comme un fou, sans arrêt, jour et nuit, je donnais des coups de pied et des coups de tête dans tous les poteaux. L'aspirine de Schwester Paula s'avéra nettement insuffisante. Ils m'ont refoutu au boulot que ça me cognait encore là-dedans à chaque battement de pouls avec une violence effroyable. Tu parles que j'ai eu la tête à la préparer, l'évasion du siècle !

Je me suis retrouvé derrière mon wagonnet, je poussais avec la main droite et le coude gauche, je hurlais à chaque secousse, ce con fou dingue de Viktor se marrait comme douze vaches polonaises.

« Dou, égal kong wie Polak! »

Toi con comme un Polak! Où toi fourrer doigt? Wo stecken? Huh? V doupié! Doupa abschneiden Finger! Toi fourrer doigt dans trou du cul, trou du cul couper doigt !

Le voilà reparti à bramer.

LE CAMP DES TARTARES

EN principe, il est interdit de parler aux « Ost » en dehors des stricts besoins du travail, à plus forte raison d'entretenir avec eux des rapports hors de l'Abteilung. Dans la pratique, on nous fout la paix.

Le camp des Russes est séparé du nôtre par une double palissade hermétique renforcée de barbelés. La baraque du Lagerfiihrer contrôle l'accès à chacun des camps. Il n'est pas absolument impossible de passer d'un camp dans l'autre, mais c'est dangereux. Il n'y a guère que Maria ou moi qui nous y risquions, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, surtout depuis que nous ne travaillons plus côte à côte. Je me languis d'elle, elle se languit de moi, on se porte des petits cadeaux : vingt-cinq grammes de margarine, deux tranches de pain, un peu de kacha11 qu'elle a dégoté va savoir où, un mouchoir qu'elle a brodé pour moi, d'un beau F cyrillique, ça donne ça : O, avec des petites fleurs autour, je suis très fier d'être aussi étrange en cyrillique. Je lui ai fait son portrait, j'étais content, ça lui ressemblait pas mal, au crayon à encre, je m'en étais mis plein la langue à mouiller ce machin, elle a regardé, a froncé le nez, puis a éclaté de rire, c'est tout ce qu'elle sait faire, m'a tapé sur la tête, a encore regardé le dessin, l'a caché sous son matelas et s'est remise à rire comme une cinglée. J'ai pas encore compris si mon dessin lui plaisait ou pas. Les babas dans la piaule la suppliaient « Fais voir, Maroussia ! » Rien à faire.

J'ai voulu apprendre le français à Maria. Je connaissais le principe de la méthode Assimil, alors j'ai bricolé une méthode de ce genre pour apprendre le français aux Russes, mais entièrement en bandes dessinées. Je dessine très vite. Ça commençait comme ça : un type se désignait lui-même du doigt et il disait « Je suis Jean ». Puis il montrait la table et il disait : « Ceci est la table »... Je transcrivais tout phonétiquement en alphabet cyrillique. J'ai fait répéter la première leçon à Maria, la prévenant qu'elle aurait à me la lire le lendemain. Le lendemain, après cinq minutes, elle envoyait promener tout le bazar. Elle disait dans un éclat de rire qu'elle avait une tête trop bête, que ce qui entrait par une oreille ressortait aussitôt par l'autre, « Rass siouda, rass touda! » et bon, je me sentais vieux professeur barbichu et chiant, alors j'ai laissé tomber.

Tout ce qu'elle a voulu savoir du français, c'est comment on dit « La lioubliou tiébia » : je t'aime. « Maïa lioubov » : mon amour. Rien que des bulles de romanphoto. « Mon amourr » la fait rire aux larmes. Et aussi « mon trrésorr ». Il paraît que, là-bas, « Trésor » est un nom de chien, comme chez nous « Médor ». « Amour » est un nom de fleuve.

Il a bien sûr fallu que je lui explique ces mots qui reviennent si souvent sur les lèvres des Français : « con », « merrdalorr », « la vache », « va chier », « fais chier », « ta gole », etc. Elle croyait que « vache » et « va chier » sont deux cas du même nom, deux déclinaisons...

Naturellement, les copains et moi n'avons pas manqué de nous adonner au jeu que découvrent avec ivresse tous les petits malins en présence d'étrangers : apprendre aux Russes des obscénités déguisées. Par exemple : « Fous-moi ta bite dans le cul ! » pour « Voulez-vous me dire quelle heure il est? », et autres joyeuse- tés. Les réactions ont été tellement violentes qu'on a préféré ne pas insister. Il vaut mieux réserver ça pour les dames allemandes, qui vous donnent une tape et puis rient de bon cœur. Si tu bosses avec des Allemandes, bien sûr, ce qui n'est pas mon cas.

Maria me demande pourquoi les Français ne chantent pas. Je lui dis si, ils chantent. Alors, pourquoi ils chantent si mal? Et pourquoi ils chantent des trucs si cons? Elle me dit « Chante-moi des chansons françaises, tu vas voir. » Moi, je cherche des trucs bien, je lui chante « Vous qui passez sans me voir », mais elle est duraille, celle-là, je la sais pas bien, y a pas la radio, chez nous, alors je suis à la traîne, je connais que les chansons que les copains chantent souvent, surtout du Tino Rossi, du Maurice Chevalier, de la mémère qui chante « Les roses blanches », je sais pas son nom, elle a une voix rocailleuse, le dimanche matin dans la rue Sainte-Anne on n'entend qu'elle sur toutes les T.S.F., à toute volée. Maria a honte pour moi et pour mon malheureux peuple. Il n'y a qu'une chose qui lui plaise, c'est « La route de Dijon, ou vasô-ô-ô, ou vasô! » Oui, mais c'est des chansons de scouts, ça, j'ai pas été chez les scouts, moi, je connais juste celle-là, et encore, deux couplets.

José, qui se targue de son sang espagnol, apprend aux Russes cultivées Adios, muchachos, qu'elles répètent pieusement, puisque ça vient de France, n'est-ce pas.

La grande Fernande, une volontaire d'entre les volontaires, une grande poufiasse triste, chante Mon amant de Saint-Jean avec tant de conviction qu'elle termine toujours en gueulant « Les hommes sont des beaux dégoûtants ! » et puis elle éclate en sanglots. Ça a frappé les babas, qu'une chanson ait un tel pouvoir. Il a fallu que je leur traduise les paroles. Quand j'eus expliqué « ... car les mots d'amour qui grisent toujours sont ceux qu'on dit avec les yeux », les babas unanimes s'écrièrent « Oï Brraçva, kak pravda! » Comme c'est vrai!... Et leurs yeux s'embuèrent. J'aurais aimé voir la tête du petit père Lénine, s'il avait pu entendre !

 

*

 

Le dimanche, on ne travaille pas. Sauf les gars des trois-huit ou des douze-douze, naturellement. C'est même un truc qui m'épate. Pourquoi ces nazis farouches arrêtent-ils la production de guerre un jour sur sept, au risque de la perdre, la guerre, et c'est bien justement ce qu'ils sont en train de faire! Pas par respect du jour du Seigneur, quand même ? Pas par gentillesse pour le travailleur? Enfin, bon, c'est comme ça, le dimanche, nix Arbète.

Le matin, on traîne au pieu, surtout l'hiver. On n'ose pas risquer un orteil hors du tas de chiffons. Toujours réveillé le premier, je me fais une joie de brailler, aussi fort et aussi faux que je peux (je peux beaucoup) « C'est aujourd'hui dimon-on-cheu ! C'est la fête à mamon! Voâci des rô-ô-seu blon-on-cheu, toi qui les ai-ai-mais tont! » Je reçois des souliers sur la gueule, je suis content, j'ai fait chier le monde, je me lève en posant le pied sur la figure de Paulot Picamilh qui ronfle au rez- de-chaussée, je passe mes pompes, c'est tout ce que j'ai à enfiler, pour le reste je couche tout habillé, j'empoigne le broc, j'empoigne lé seau, je vais jusqu'à l'Administration chercher le jus et les briquettes. Et tâcher de carotter une patate cuite ou une lichette de pain margariné à la grosse Doucia.