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Quand Maria ne chante pas, elle raconte. Quand elle ne raconte pas, elle chante. Elle me montre une fleur, me la nomme en russe, me dit « Répète! » Je répète. Je m'amuse à décliner le mot, accusatif, datif, toute la lyre, pour bien me le mettre en tête, et puis elle me chante une chanson là-dessus. Elle a des chansons pour tout, pour l'aubépine et pour le muguet, pour l'acacia et pour le foulard, pour le sorbier et pour le banc... Elle me raconte l'Ukraine, les potins du camp, les derniers bobards du front russe. Elle parle vite, elle tient absolument à ce que je comprenne tout, pas moyen de faire semblant, elle me demande « T'as compris? Sûr? », elle me fait répéter après elle.

Le long de la Spree, qui est ici très large, presque un lac, nous croisons des dames allemandes vêtues à la mode venues promener leurs blonds enfants. Beaucoup de mutilés, aussi, surtout des aveugles. Cela saute tout de suite aux yeux, en Allemagne, ce nombre de mutilés de guerre, jeunes ou vieux. Où cachons-nous donc les nôtres, chez nous? Les aveugles ne brandissent pas de canne blanche, mais portent un large brassard jaune garni de trois gros points noirs en triangle.

Au hasard d'une clairière, il nous arrive de tomber sur une bande de Russes ou d'Ukrainiens avec balalaïkas et accordéons. Au début, il y a eu de l'accrochage, salope, qu'est-ce que tu fous avec ce Frantsouze de merde, il te faut du capitaliste, nous on est trop moches pour toi, tout le cinéma traditionnel chez tous les peuples du monde... J'ai dû me frotter une fois ou deux avec des gars un peu bourrés, et puis on m'a admis, sinon adopté. J'ai maintenant quelques copains parmi les gars à grosses casquettes. Dès que tu parles russe, même mal, les sourires se déplissent, les cœurs s'ouvrent.

Ils sont trapus, râblés, tout ronds de visage, ils seraient roses s'ils ne crevaient pas de faim, ils portent de grosses casquettes à visières carrées, plantées bien droit sur la tête, enfoncées jusqu'aux yeux, une rou- bachka boutonnée sur le côté, un pantalon élimé plongeant dans des bottes-tuyau-de-poêle. Ils ressemblent beaucoup aux Ritals que je voyais débarquer de leurs montagnes pour venir à Paris « fare eul machon ». Mêmes grosses mâchoires, mêmes yeux bleus candides- rusés, même démarche d'ours. Naturellement, ils chantent. Des babas du camp viennent chanter avec eux, ça tourne vite au bal champêtre, ils dansent de ces danses de village où l'homme et la femme, face à face, se défient sans se toucher, tandis qu'une chanteuse les excite à petits coups de gorge... Maria regarde, les yeux brillants, tendue, frémissante, et puis se lance, et elle n'est plus là. Possédée. Le gars, autour d'elle, tourne, bondit, s'accroupit, elle, droite, souveraine, ses pieds seuls remuent... Bon Dieu, Maria qui danse !

Les autres m'engagent à danser, mais je connais trop mes limites, j'ai jamais été foutu de danser même un slow... Maria ne veut pas que je me ridiculise, elle me dit je t'apprendrai, tu danseras mieux que tout le monde.

Les gars me donnent des graines de tournesol, je leur donne des cigarettes de ma ration. .

Un dimanche, on entend dans le bois chanter à tue- tête. Maria, qui a l'oreille plus fine, me dit : « C'est pas les nôtres! » Je dis « Qui veux-tu que ce soit? » On va voir. Au milieu de la clairière nue, c'était l'hiver, une vingtaine de prisonniers de guerre ritals, maigres comme des lacets usés, jaunes, hâves, les yeux de loups enfoncés dans les orbites, drapés dans leurs ridicules capes vertes qui leur prôtègent à peine les épaules, laissant cul et ventre exposés au vent glacé, se tiennent par les épaules, bien serrés pour avoir moins froid, et chantent à grandes dents blanches, de tous leurs poumons, « Funiculi-funicula ». L'émotion me, comme il sied de dire, prend à la gorge. De douces larmes me perlent là où perlent ces choses. Maria est ravie. Elle bat des mains. Elle demande : « Kto ani ? » Qui c'est, ces gars ? Je lui dis : Des Italiens. Elle proteste : « Mais tu me disais que les Italiens c'est un peu comme les Français! » Ben oui, et alors! Mais ceux-là, ils chantent, Brraçva ! Ils chantent !

 

*

 

Il m'arrive d'avoir des sous. C'est quand j'ai vendu ma ration de cigarettes du mois. C'est même ma seule source de revenus, tant que je suis puni14 je ne suis pas payé. J'ai une ardoise terrible à la comptabilité de la Graetz A.-G. puisque mon travail ne paie pas ma villégiature. La Graetz A.-G. n'est pas contente, je risque un jour de me retrouver en prison pour dettes, ce qui serait cocasse. Imperturbable, la femme de la cantine me distribue mes rations de tabac en même temps que le reste, tant que je suis là je suis là. Et bon, les cigarettes, je les vends. Pas cher, c'est de la cochonnerie, de la cigarette de camp, des « Rama » ou des « Brégava » mal ficelées fabriquées en Tchécoslovaquie. J'arrive quand même à les fourguer à des ouvriers chleuhs qui n'ont pas les moyens d'acheter des américaines aux prisonniers, et ça me fait quelques marks pour aller manger des Stamms chez George.

Ah! ah. Qu'est-ce qu'un stamm? Un Stamm, un « tronc », est un plat sans tickets que certains restaurants populaires proposent pour un prix raisonnable. Ça comporte en général une patate à l'eau, un peu de chou rouge, un peu de choucroute et une cuillerée de sauce brune chimique, très bonne. Parfois, la patate est remplacée par une boulette de mie de pain et de flocons d'avoine. Parfois, le Stamm est une soupe. Il ne comporte jamais de viande, ni de matière grasse, c'est pourquoi la pratique du Stamm reste tolérée.

Qu'est-ce que George (prononcer : « Guéorgueu »)? George est un restaurant dans la verdure, qui devait avoir des allures de guinguette en des temps moins crispés. Le gros George a certainement été boxeur, il y a plein de photos de boxeurs au mur. Nous mangeons nos Stamms le plus lentement possible — on ne t'en sert jamais un deuxième — en buvant de la Malzbier. Nous nous sentons tout à fait couple de bons bourgeois berlinois venus passer le dimanche dans la nature (« in der Natur », mot magique) et se préparant gravement à rentrer se coucher.

Au dos des couverts d'aluminium il est gravé : « Gestohlen bei George », volé chez George. Le lieu ne doit pas être trop bien fréquenté, en temps de paix. Pour l'instant, la clientèle est presque uniquement composée de troufions en perme, et, quand ils ont un coup dans le nez, il vaut mieux se tenir sur ses gardes, ils n'aiment pas tellement voir les vaincus se prélasser à l'arrière tandis qu'eux se font trouer la paillasse, ils trouvent ça inconvenant, surtout si le merdeux de Franzose se trimbale au bras d'une princesse de ballet russe, belle à te faire rêver la nuit, une princesse qu'ils sont allés eux- mêmes lui chercher, eux, les conquérants, pour la lui apporter sur un plat d'argent, si c'est pas des malheurs !

 

*

 

Une fois, j'avais des tickets de pain. Voilà comment. Je revenais d'une lointaine corvée, très tard, accompagné de Pépère, le Chleuh responsable de moi, j'étais alors déjà puni à perpète et versé au Kommando des gravats. On prend un tramway. Pépère reste sur la plate-forme. Moi, fourbu et le ventre creux, je m'affale sur le premier siège à l'intérieur. Il n'y avait d'autre qu'une petite vieille dame assise tout au fond du tramway. Elle n'arrêtait pas de me regarder en hochant la tête. Lorsqu'elle fut pour descendre, elle passa près de moi, chancela, posa la main sur ma main en disant, très bas, très vite : « Nimm ! Nimm ! » Prends! Ses yeux étaient pleins de larmes. Ce qu'elle avait posé sur ma main, c'étaient des tickets de pain. Quatre tickets rouges et noirs. Sur le moment, j'ai été touché aux larmes. On n'est pas si souvent gentil avec moi, parmi les bons Allemands! Et puis je me suis dit merde, quelle dégaine je dois avoir pour attendrir à ce point les vieilles dames sensibles! Je me serais pas cru aussi lamentable.