Et'voilà, j'avais des tickets de pain, j'en ai revendu un pour avoir des sous, avec les sous et les autres tickets j'ai acheté des gâteaux chez le boulanger, fier comme un Turc, et on est allés manger les gâteaux chez George, Maria et moi, avec Paulot Picamilh et la petite Choura.
Et les filles en ont rapporté pour les copines.
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Maria est une fille de Kharkov, une citadine. Elle ne s'enfouit pas sous des épaisseurs superposées de capitonnages de kapok piqué édredon, ni ne s'entortille la tête dans un châle de laine blanche en façon de grosse boule de gomme. Elle ne traîne pas de lourdes bottes ni ne s'enveloppe les jambes de chiffons croisillonnés de ficelles. Elle porte une petite robe bleu marine, des bas de laine bleu foncé, un manteau rouille à carreaux écossais, des chaussures à bride et à bouton, très 1925, et rien sur la tête. Elle ne possède strictement rien d'autre, aucun rechange, et pourtant elle est toujours non seulement impeccable, mais pimpante. Les autres aussi, d'ailleurs. Les châles resplendissent, les loques sont propres et reprisées, les bottes nettoyées.
Ce qui frappe peut-être en premier, chez les Ukrainiens, c'est la blancheur du sourire. Des dents éclatantes de santé, solides, bien plantées. Il arrive tout de même que le dentiste soit passé par là, mais alors, ça se voit. Les dentistes soviétiques ont la main lourde. Ils raffolent du métal. Un sourire crénelé d'acier inoxydable, ça donne un choc, la première fois. Parfois, ce sont toutes les dents de devant qui y sont passées, telles celles de Génia-gueule-en-fer. L'ayant fait prudemment remarquer à Maria, je m'entendis répondre que c'était un immense progrès par rapport à ce qui se passait sous les tsars, quand les dentistes n'existaient que pour les riches. Aujourd'hui, grâce au régime soviétique, tout le monde en U.R.S.S. a de bonnes dents, naturelles ou en fer, car le régime soviétique nous a aussi apporté l'hygiène et la brosse à dents. Quand les Français auront fait la Révolution et chassé les sales capitalistes, alors vous aussi vous aurez tous de belles dents au lieu de vos tristes bouches aux sourires jaunâtres. Il est vrai que, parmi nous, les gens de plus de trente ans ont des dentures pleines de trous et de chicots noircis... Je ferme donc ma gueule, mon clou rivé.
Pas mal de Russes ont la figure marquée de petite vérole, surtout parmi les moins jeunes. C'est impressionnant, le visage est comme un champ de bataille sur lequel ont explosé des milliers de petits obus, chacun creusant un cratère. On les appelle les « granulés ». Ça aussi, l'hygiène et la Révolution l'on fait disparaître.
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Je raconte mes journées à Maria, c'est pas facile, je suis perfectionniste, il faut que je trouve le mot juste ou la périphrase, puis, quand je l'ai trouvé, repérer son cas dans la phrase, et là, vite, vite : masculin, féminin ou neutre, cas particulier ou non, singulier ou pluriel, le verbe, maintenant, perfectif ou imperfectif, avec mouvement ou sans mouvement, et l'accent, et la musique de phrase, quelle gymnastique, je suis en nage! J'enrage quand je me trompe. Maria me répond à toute vitesse, accroche-toi si tu peux, j'ai pas le temps de reconnaître un mot qu'il t'en défile deux cents...
Je lui raconte qu'aujourd'hui, dans les rues des beaux quartiers autour du Zoo, j'ai assisté à une .chasse aux fauves. Des bombes sont tombées sur le Zoo, cette nuit, ont détruit des enceintes, les bêtes se sont échappées dans la ville, folles de terreur. Il fallait les voir, les gros pères à croix gammée, chasser le lion et le rhinocéros au fusil de guerre, rampant dans les gravats, excités comme des poux !
Je lui raconte Erkner. Le premier bombardement- tapis. Là première alerte en plein jour. A midi précis, on l'avait entendu depuis Treptow, un seul lourd épais gras bruit. J'étais de l'équipe de déblaiement. Nous étions là-bas dans la demi-heure. Ils avaient ouvert leurs soutes, lâché toutes leurs bombes d'un seul coup... Le vrai bon truc. Un joli petit pays de villas, au bord d'un lac. Pas une n'en avait réchappé. Les cratères se chevauchaient, les arbres étaient hachés. Des milliers de morts. Mon premier bombardement sérieux. Il devait y en avoir bien d'autres. Maria me dit : « Les nôtres ne bombardent pas les villes. » J'étais sur le point de lui répondre que c'est parce qu'ils n'ont pas d'avions, et puis, bof...
Maria me raconta Sonia, la petite Sonia, mais si, tu vois qui c'est, eh bien, sa sœur est arrivée, elle est dans un camp, à Siemenstad, vers Spandau, Sonia l'a appris par des babas, elle la croyait encore au pays, chez ses parents, elle est allée la voir, et voilà, dans son village un soldat allemand couchait avec la femme d'un moujik, le moujik n'aimait pas ça, un jour, il était plein de vodka, il est venu et il a tué l'Allemand, dans le lit, avec son couteau. Et puis il a porté le corps dehors, loin, et il a attendu, et il avait très peur, et tous les gens du village avaient très peur. Ils pensaient que les Allemands allaient prendre plusieurs hommes et les fusiller. Mais non. Au contraire, le lendemain, les Allemands ont quitté le village. Tous partis, tous. Les Russes ne voulaient pas y croire, et puis ils ont fait la fête, ils disaient qu'ils avaient tellement eu peur de ces Allemands, et puis, regarde-moi ça, tu en tues un, ils se sauvent ! Mais voilà que dans la nuit des gens qui étaient partis au soir sont revenus au village et oni dit qu'à quelques kilomètres de là les Allemands barraient la route et obligeaient les Russes à retourner en arrière. Et d'autres gens en ont dit autant d'autres routes qui partaient du village. Au matin, les habitants des hameaux à la périphérie du village sont arrivés, disant que les Allemands les obligeaient à se replier sur le village. Tout le monde commença à être inquiet, à se demander ce que ça voulait dire. Ils le surent bientôt. Voilà qu'arrivèrent les avions, des bombardiers et aussi des chasseurs, qui se mirent à bombarder et à incendier le village, maison par maison, et à mitrailler tous ceux qui s'échappaient des maisons. Aussitôt après, les chars arrivèrent, par toutes les routes à la fois, suivis de fantassins avec des grenades, et ils ont tué absolument tout ce qui vivait. Ceux qui avaient essayé de s'enfuir plus tôt s'étaient heurtés à un cordon de soldats qui les abattaient à la mitrailleuse. Le père, la mère, la grand-mère et le petit frère de Sonia avaient été tués. Sa sœur était restée cachée deux jours sous un paquet de linge, et puis elle avait couru dans la campagne, avait été trouvée par d'autres Allemands, qui l'avaient envoyée ici dans un convoi.
Maria me raconte la vie en Ukraine, comme c'était bien, avant la guerre. Il y avait des cinémas, des matches, des bals. On mangeait de tout ce qu'on voulait, tant qu'on voulait. Maria avait un patiéfone (Ma joie en reconnaissant dans ce mot l'alliance de « Pathé » et de « phone » !) avec des disques très beaux. On se mariait et on divorçait comme on voulait, il suffisait de se présenter devant le camarade responsable de l'état civil, on lui disait voilà, nous voulons nous marier, ou bien nous voulons divorcer, pfuitt, c'est fait bonnjourr.
Chez les Russkoffs, je suis au chaud. Elles ont ce qu'ont les Ritals de la rue Sainte-Anne, ce que j'ai côtoyé, enfant, et dont j'ai flairé l'odeur puissante et merveilleuse : elles ont le sens de la tribu. Il y a une odeur russe comme il y a une odeur italienne. Il n'y a pas d'odeur française. Cette odeur animale, violente, de nichée de louveteaux, de poils du ventre de la mère arrachés pour tapisser le nid... Cette odeur qui n'est sans doute, après tout, que l'odeur paysanne, que j'aurais aussi bien trouvée chez des ploucs de l'Ardèche serrés autour d'un âtre enfumé, macérés dans leurs sueurs séchées sur eux, dans leurs jambons pendus aux poutres, leurs oignons, leurs aulx, le suint de leurs bêtes sur leurs vêtements... Peut-être. Mais il se trouve que pour moi, enfant d'une mère obsédée de propreté, d'hygiène, de grand air, d'eau de Javel et d'encaustique, traquant les odeurs comme autant d'obscénités, pour moi l'odeur italienne avait été celle du paradis entrevu. L'odeur russe — l'odeur de baraque de paysannes russes — est le paradis retrouvé. C'est une odeur de tribu, et c'est une odeur de femmes. J'y suis au chaud, j'y suis en paix, toutes mes défenses tombent, j'y suis rassuré.