Et puis, les Russes sont excessifs. Moi aussi. Leurs émotions sont rapides, violentes, ravageuses. Dans les deux sens. Leurs joies sont délirantes, leurs peines abominables. Ils passent des unes aux autres sans transition, d'un extrême à l'extrême Opposé, en dents de scie. Moi aussi. Les> Italiens aussi, toutes proportions gardées, mais chez eux ça s'extériorise, ça se passe en démonstrations spectaculaires, cris, pleurs, gesticulations, arrachage de cheveux, coups de tête dans le mur, coups de poing dans la poitrine... Et toujours, dans le coin de l'œil, l'étincelle de lucidité du Rital qui se regarde souffrir en connaisseur. Le Russe mord à pleines dents dans le désespoir, crève de bonheur sans regarder à la dépense. A fond la caisse. Il ne donne pas de coups de tête dans le mur, car, lui, il se péterait la gueule comme une pastèque, et d'ailleurs, de temps à autre, il le fait, et elle pète...
Oui, c'est trop facile. Oui, je me barbouille d'exotisme de pacotille, je me vautre dans les nostalgies à deux ronds, je me fabrique des succédanés de patrie plus amusants que la vraie, et en tout cas sans devoirs et sans danger, oui, oui, larme à l'œil, cabaret russe pour touristes en autocar, souvenir de Saint-Malo en coquillages, oui, oui, d'accord ! Tu crois que -je me rends pas compte? Les autres se barbouillent bien de causes sublimes, d'idéaux transcendant tout, de choses invisibles et abstraites qui « donnent un sens » à la vie... Dieu, patrie, humanité, race, classe, famille, héritage, réussite, devoir, héroïsme, sacrifice, martyre'(donné ou reçu...), carrière, puissance, gloire, obéissance, humilité... Se dépasser. Dépasser l'humain, l'animal dans l'humain. Refus de n'être au monde que pour bouffer, chier, dormir, baiser, crever, comme n'importe quelle autre bête. Besoin d'« autre chose »... Et eux marchent, marchent à fond. N'est-ce pas aussi con, aussi vain ? Moi, du moins, je ne m'y laisse pas prendre. Je ne laisse pas mon émotion prendre les choses en mains. Court-circuiter ma petite froide raison raisonnante.
Enfin, j'essaie.
Je n'ai pas demandé à naître, je n'ai pas demandé à faire partie de ce clan-ci plutôt que de celui-là, je ne vois pas pourquoi je me refuserais le plaisir des émotions et des sympathies, puisque je suis bâti pour les goûter, pour les goûter très fort. Je n'ai aucune mission sur terre, aucune raison d'y être, sinon vivre le moins douloureusement possible. C'est ce que je fais. C'est d'ailleurs ce que font aussi ceux qui se persuadent d'être nés pour « quelque chose » qui transcende la peu excitante chimie organique, simplement leur aide-à-vivre c'est justement ça, ce cinéma sublime. Ne supportent pas le désespoir, donc s'inventent de faux espoirs. S'ils pouvaient savoir que le désespoir (le non-espoir), c'est pas triste, pas triste du tout!... Je cueille les fleurs du chemin, je me plais à leur parfum, je sais fort bien qu'elles ne sont que les organes sexuels des plantes, que ce n'est que pur hasard si je suis ainsi fait que j'ai plaisir à leur vue, à leur odeur, que ça n'a ni importance, ni signification, ni valeur symbolique, qu'il n'y a pas d'harmonie de la nature, rien qu'un enchevêtrement de hasards qui ne pouvaient pas ne pas être parce que autrement ça ne tiendrait pas debout, je sais tout cela et je prends mon plaisir, je regarde, je hume, je vis. Puissamment. Je n'ai aucune raison d'être au monde mais j'y suis, et puisque j'y suis je veux en profiter, ça ne durera pas. Merci maman, merci papa de m'avoir fait aussi apte à vivre.
UNE VÉRITABLE VILLE FLOTTANTE
LES premiers temps, j'étais dans une baraque, je l'avais pas choisie. On m'avait collé là, et bon. C'était une chambrée comme toutes les chambrées, avec dedans des connards et des sympas, des mi-figue et des mi-raisin, une ou deux vraies têtes de cons, un dingue à colères rouges, trois gars de la Mayenne rugueux et secrets séparés du clan et aspirant à s'y refondre, un mataf, un Russe blanc, un Ch'timi, deux Belges de la variété flamande, un Hollandais à cravate et col dur, et un vieux. L'échantillonnage standard, quoi, sauf le nègre. Il n'y avait pas de nègre. Le Rital y était, c'était moi. Le Juif aussi y était, mais il faisait semblant que pas, d'ailleurs de façon à ce qu'on voie bien qu'il faisait semblant, et nous, donc, nous faisions semblant de marcher tout en nous arrangeant pour qu'il voie bien que nous faisions semblant, ça lui faisait tellement plaisir... Le Marseillais aussi y était, c'était le vieux. Il faisait double emploi.
Première fois de ma vie que je dormais en chambrée. J'avais jamais dormi ailleurs que dans le grand lit avec papa, quand j'étais petit, et, depuis mes douze ans, dans le lit-cage, tout seul. Et aussi un peu dans la paille, pendant l'exode. Ni frère ni sœur, donc tout à fait ignorant de la servitude de partager sa piaule. J'étais curieux de voir comment j'allais supporter ça. Eh bien, pas mal du tout. Il faut dirè que, travaillant en trois- huit, mes horaires contre nature faisaient que je me couchais quand les autres se levaient, ou bien au beau milieu de l'après-midi, ou quand ils ronflaient depuis longtemps.
Je me suis découvert une faculté de m'isoler que je ne me connaissais pas. Perdu dans les altitudes enfumées, au plus haut du châlit à étages, coincé entre les chevrons de sapin, enfoui jusqu'aux yeux dans l'amas de chiffons et de vêtements que j'entassais pour compenser la minceur de la couverture réglementaire, je m'étais fait de ma bauge un ventre-de-ma-mère, une oasis-refuge dont l'horizon était les quatre bouts de bois limitant ma paillasse.
Nous nous entendions à peu près, faut pas trop demander, disons que nous nous supportions. Les deux Belges, garçons de café à Anvers, s'estimaient d'un rang social moins crasseux que celui de nous autres petits prolos. Ils exerçaient au camp et à l'usine les fonctions d'interprètes, c'est-à-dire de tampons et d'intercesseurs, ce qui ne va pas sans un certain lècheculisme, d'un côté, ni sans une attitude de supériorité bienveillante, de l'autre. Ils étaient plutôt pas trop mal, l'un dans l'autre, parlaient beaucoup et très fort, riaient à faire trembler les vitres à des blagues accablantes de naïveté. Le Hollandais, ne parlant pas un mot de français, n'avait commerce qu'avec les Flamands. Tombé là par l'effet de je ne sais quelle méprise, il nous quitta dès qu'une paillasse se trouva libre dans les baraques hollandaises.
Le vieux s'appelait Alexandre. Il avait dépassé les cinquante ans, âge plus que suspect, mais s'indignait jusqu'aux larmes quand nous le traitions de volontaire et de nazi. C'était une vieille feignasse gourmande, égoïste et tire-au-cul, qui se sortait de toutes les situations par un déluge de mots gluants que son accent du Midi et son absence totale de dents de devant rendaient aussi flasques que le contenu d'un œuf cru tombé du premier étage. Il mentait comme on respire, se contredisait sans vergogne, avalait l'avanie, pleurnichait toute honte bue avec cette volubilité gélatineuse. Il pissait énormément, se levait dix fois la nuit. Comme pissoir, nous n'avions que le trou des chiottes, immense mais unique, là-bas à l'autre bout du camp, au moins trois cents mètres dans la bise hérisse-mollets. Lé vieux trouvait plus confortable de pisser dans des boîtes de conserves, une collection de boîtes vides alignées sous son plumard. Il commençait par la première à gauche et les remplissait méthodiquement, l'une après l'autre. Quand par hasard il restait, au matin, une boîte non employée, il s'inquiétait pour ses reins. Le jet heurtait le fer-blanc dans un joyeux vacarme de source vive tombant dans un tuyau d'orgue, les gars, réveillés, gueulaient, le vieux bredouillait de molles menaces et s'enfonçait sous ses hardes. Un jour, nous perçâmes ses boîtes de multiples trous, le vieux se pissa sur les cuisses, et nous de rire. Il gueula, mais nous l'avertîmes que s'il recommençait on le lui ferait boire. Nous avions l'air résolu, alors il renonça. Se contenta de se traîner jusqu'à la porte en râlant glaireux et de glisser sa triste queue au-dehors par le minimum d'entrebâillement possible. La porte, les planches de la cabane, les marches de bois du seuil et la terre tout autour s'imbibèrent de pissat concentré qui, au premier soleil, pua d'une épouvantable puanteur.