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En ce temps-là, les volontaires étaient honnis. Par la suite, quand nous pûmes apprécier combien ces pauvres cons avaient été couillonnés, nous nous indignâmes moins. Outre les hauts salaires, les travailleurs volontaires devaient bénéficier de logements individuels, confortables, d'une nourriture « abondante et soignée », de primes, de bons de vêtements, de permissions et, surtout, de considération. En fait, ce fut à peu près le cas pour les premiers arrivés, jusque vers la fin de 1942. Mais ceux qu'amena le convoi qui m'amena furent traités exactement comme nous : camp, baraques, châlits et toute la merde. Les couples furent séparés, les femmes françaises logées dans une baraque à l'intérieur du camp des femmes russes, à l'écart toutefois afin que les babas ne leur crevassent point les yeux : elles haïssent ces « poufiasses faschistes », c'est comme ça qu'elles causent.

Maria me demande : « Les Françaises sont toutes comme ça ? » Bien emmerdé je suis pour lui expliquer que les filles venues travailler en Allemagne l'ont toutes fait volontairement, que ce sont de malheureuses raclures, des épaves, qui voyaient ça comme l'Aventure, la chance unique de redémarrer sur de nouvelles bases une vie irrémédiablement loupée. Elles sont jeunes, assez, et elles ont déjà la dégaine de la vieille morue alcoolo qui fait des pipes aux clochards pour un coup de rouge, rue Quincampoix, derrière les Halles. Maquillées en carnaval, rimmel, faux cils et tout — pour bosser dans le cambouis! — tortillant leur popotin gras- doubleux perché sur leurs talons de quinze centimètres, cradingues à puer, et puant, noyant ça sous des pelletées de parfum de prisunic, camouflant tant bien que mal à grand renfort de cataplasmes plâtreux des bubons violacés et des plaques rouges ou livides, irradiant la chaude-pisse et la vérole, l'œil mauvais, la bouche veule, elles perdent peu à peu l'espoir de lever le fils à papa S.T.O. ou le naïf militaire chleuh qui a pris à Paris le goût des belles madames françaises, et avec l'espoir elles perdent leur vernis de faux luxe en pèau de lapin. La plupart finissent sur le tapin autour d'Alexander Platz pour le compte de barbillons français, prisonniers ou S.T.O. en cavale qui ont mis la poigne sur le mitan berlinois, maquent même des femmes chleuhes, tiennent des bars, des tripots, trafiquent marché noir et faux papiers pour déserteurs allemands...

Les volontaires, donc, se retrouvent logés à la même triste enseigne que nous, les forcés. Je me suis un peu payé leur gueule, les premiers temps, la gueule de ceux, du moins, qui avaient eu l'innocence de ne pas cacher ce qu'ils étaient. Je me marrais bien, moi qui avais même refusé de signer le contrat bidon qui nous faisait symboliquement acquiescer à notre rapt. Je me suis donné pour règle de ne rien signer tant que je serais en Allemagne. Les autorités n'insistent d'ailleurs pas, et jusqu'ici rien de spécialement fâcheux n'en est résulté, preuve que toutes ces écritures sont de la merde à tartiner sur les lunettes des bonnes âmes de la Croix-Rouge, que les Chleuhs se foutent bien de ces simagrées et qu'ils n'en font qu'à leur bon plaisir. Et c'est normal. Ou alors, à quoi bon être vainqueurs? Enfin, quoi !

Par la suite, je suis devenu moins tranchant. De quel droit je me permets de juger? Après tout, qu'est-ce que j'en ai à foutre? Chacun mène sa vie, dans cette putain de jungle. N'est pas héros qui veut. N'est pas lucide qui veut. Qu'est-ce que j'ai de moins con qu'eux? J'aime pas qu'on me force, c'est tout. Mais qu'aurais-je fait, moi beau malin, si j'avais eu une famille à nourrir et pas de boulot? Ben, oui... Donc : pas de famille. Rester libre. Et Maria? Maria, c'est la première pierre d'une famille. Maria, c'est moi prolongé. C'est la solitude magnifiée. Et les gosses ? Elles veulent toutes des gosses... Oh ! ben, on verra, eh ! Déjà se sortir de là...

 

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Je ne suis resté que quelques mois dans cette baraque, où se trouvaient deux autres gars de Nogent, Roger Lachaize et Roland Sabatier, celui qui devait mourir peu après son arrivée. Lorsque le camp fut détruit pour la première fois par les avions, je profitai du chambardement de notre répartition dans les baraques du camp provisoire de la Scheiblerstrasse pour me dégoter un châlit chez des gars qui me plaisaient bien.

Ils étaient toute une bande qui avaient quelque chose de spécial. Une espèce d'avant-garde. Enfin, c'est comme ça que moi, ours, ignare, bourré de lectures et de timidités, ne sachant rien du monde, je les voyais. Maintenant que je les connais bien, je peux dire qu'ils ne m'ont pas déçu.

C'est, si j'ose dire, la baraque intellectuelle du camp. Non, c'est pas ça. Je veux dire qu'ils sont marrants de la façon dont sont marrants les étudiants bambocheurs dans Les Misérables ou dans La Vie de Bohème. Toujours en train de déconner, mais sur le ton de Jouvet disant « Bizarre? Vous avez dit bizarre? » Avec eux, je me sens de plain-pied. Ils me font rire, je les fais rire, pas obligé de se mettre au niveau. Ce sont tous de bons bougres, pas universitaires pour deux ronds, il y a même parmi eux pas mal de manuels, dont maintenant moi, et des paysans. Il serait prétentieux de dire qu'ils sont moins cons, mais il est juste de dire qu'ils s'efforcent de l'être. Le ton est donné par le grand Pierre, Pierre Richard, dit « le Cheval » à cause de sa longue figure, son père vend des T.S.F. au Mans. Cette interminable saucisse est un boute-en-train formidable. On se fait chier ici tout autant qu'ailleurs, mais au moins on rigole de nos emmerdes, on se fout de la gueule du mee qui a le noir, on s'installe comme au cinéma pour contempler à son aise le mec qui pique sa colère. On a des discussions passionnées, ces gars savent des tas de trucs, j'ouvre grandes mes oreilles, je m'instruis c'est pas croyable.

L'ambiance est très « Auberges de Jeunesse ». Je ne savais même pas ce que c'était. Bob Lavignon, Paulot Picamilh, Burger et d'autres sont des fervents du camping à pied ou à vélo, avec points d'appui sur les A.J. pour l'amitié. Je découvre l'esprit AJ., ça me plaît bien. C'est le culte de la nature et le goût de l'effort, comme chez les scouts, mais sans le côté cucul et militaro-cure- ton. Ce sont tous de solides mécréants, et capables d'expliquer pourquoi. Je me sens enfin chez moi.

Ils chantent de ces chansons de la campagne qu'on trouve, comprimées, dans les recueils « Jeunesse qui chante » que tout le monde connaît et que, moi, je découvre. Janneton prend sa faucille, Derrière chez nous il est une montagne, La rose au boué, Les crapauds, oui, bon, on voit le genre, ils chantent ça à trois voix, je chante avec, ému comme une jeune fille. D'ailleurs pas assez naïfs pour ne pas se cligner de l'œil.

Pierre « le Cheval » est amoureux d'une Russkoff, la grande Klavdia, une, comme l'adjectif 1'i.ndique, longue personne au long visage, jolie, avec un long aristocratique nez. Un couple assorti. On leur dit de nous garder un poulain. Pierre, du coup, étudie le russe. Ça nous rapproche. Presque tout le monde, ici, étudie quelque chose, quelque chose de somptueusement inutile, plus c'est inutile plus c'est beau, c'est notre luxe, à nous. Picamilh étudie le russe et le solfège, Loréal étudie le tchèque, je ne sais plus qui étudie le bulgare, un autre le hongrois. Un vrai régal de nabab, le hongrois : vingt- deux déclinaisons, pas le moindre repère commun avec les langues européennes, et c'est parlé par une pincée de ploucs au nez sale perdus dans un creux des Carpathes !